Chronique

Vera Kappeler

O Hett I Flügel

Vera Kappeler (p, objets)

Label / Distribution : Veto Records

Chanté tour à tour par les Everly Brothers ou Eddie Fischer dans sa version crooner sirupeux, mais aussi par les Mothers Of Invention ou d’autres dans une posture plus ironique, la scie « Oh My Papa » fait partie de ces morceaux qui masquent toute la carrière de leur auteur. En l’occurrence, c’est le Suisse Paul Burkhard qui a créé, à 40 ans, « O Mein Papa » dans l’opérette Der Schwarze Hecht ; un succès qui oblitérera ses autres pièces, marquées par un mysticisme ingénu.

C’est à ce dernier aspect de l’œuvre de Burkhard que s’attache principalement la pianiste zurichoise Vera Kappeler, reconnue sur la scène helvète et qui a déjà enregistré avec le poète ukrainien Youri Andrushowytsch. O Hett I Flügel, son premier album, paraît chez Veto Records. On pourra d’ailleurs être surpris que ce dernier accueille ce solo de piano préparé gracile comme un songe vaporeux. Car le label de Christoph Erb est plutôt versé dans les rages sombres, pleines d’électricité et de brisures free. Ce serait oublier que la petite mécanique onirique aux allures faussement enfantines ici installée par Kappeler comporte une part de noirceur très marquée. De « Das Isch de Schtern vo Bethlehem » et ses tintements de cordes altérées jusqu’au traînant « Winter-Wingenlied », le disque s’enferme dans une bulle hors du temps, résolument fragile.

Entre deux, la nostalgie qui nourrit largement la musique de Burkhard est poussée à ses extrêmes par le jeu très sobre de la pianiste - « Kei Mueter Weiss », notamment, et ses réminiscences de Satie. Quand les brumes se dissipent, on découvre des airs de cabaret qui déambulent en titubant, souvenir des comédies musicales de Burkhard (« Ich Mag Nicht Rozenkohl »). C’est dans ce contexte qu’il faut envisager la reprise attendue de « O Mein Papa », que Kappeler extrait des limbes de ses préparations pour l’articuler à mesure que le piano se clarifie. Une démarche qu’on peut rapprocher des incursions de Carrothers dans l’Histoire et ses chansons populaires, et qui se confirme dans le martèlement main gauche de « Russisches Herbstiledchen »… D’autres références tout aussi prestigieuses flottent ça et là, et l’on croit distinguer ça et là les ombres d’Irène Schweizer ou d’Ulrich Gumpert. Burkhard aura souffert toute sa vie de sa réputation cantonnée à la Suisse alémanique, nonobstant son unique succès mondial ; il y a fort à parier que pour Vera Kappeler, la renommée va vite dépasser les limites de la Confédération.