Entretien

Taiko Saitō, la pulsation sereine

Rencontre avec la vibraphoniste de Berlin qui multiplie les rencontres prestigieuses et les prix internationaux.

Taiko Saito © Rike McCullough

Installée depuis de nombreuses années en Europe et plus particulièrement à Berlin, on avait noté depuis bien longtemps le nom de Taiko Saitō parmi les musiciennes importantes qui révolutionnent l’approche de leur instrument. Ce n’est pas un hasard si elle a remporté il y a quelques jours le prestigieux Deutscher Jazzpreis 2024 [1] dans la catégorie Batteur/Percussion. Avec la pianiste Satoko Fujii, qu’elle considère comme l’un de ses mentors, elle a conquis avec beaucoup de douceur et de poésie un univers où les éléments sont tout ou partie du matériel improvisationnel. Avec Futari, on a le sentiment que la native de l’île d’Hokkaido a franchi un cap que l’on retrouve dans son très beau solo, mais aussi dans le trio SAN, soutenu par Jazzdor. Sa rencontre récente avec l’étourdissante paire rythmique allemande Griener et Roder a fini de la placer parmi les musiciens incontournables de nos musiques. Rencontre avec une musicienne qui incarne à merveille son instrument.

Taiko Saito © Akitoshi Mizutani

- Taiko, pouvez-vous vous présenter ?

Je suis une marimbiste et vibraphoniste basée à Berlin. Je suis née et j’ai grandi à Sapporo, dans le nord du Japon. J’ai étudié la musique classique à Tokyo, puis j’ai déménagé à Berlin en 1998 pour étudier le jazz et la musique improvisée. Je suis également compositrice. J’écris principalement pour mes projets. J’ai deux merveilleux enfants.

Je suis toujours à la recherche de sons inédits qui me touchent profondément. Lorsque je joue dans mon studio, j’ai le sentiment d’être dans un laboratoire en train d’expérimenter physiquement les sons. La mélodie est le texte de mon travail et la performance est une véritable présentation expérimentale sonore.

- Qu’est-ce qui vous a attirée en Europe ?

J’ai découvert les albums de mon ancien professeur David Friedman dans un magasin de percussions à Tokyo, et j’ai été immédiatement saisie par son si vibrant et émouvant son de marimba. Cette admiration m’a poussé à déménager à Berlin, où il résidait. J’ai ensuite eu le privilège d’étudier avec lui à l’Université des arts de Berlin

Je suis toujours à la recherche de sons inédits qui me touchent profondément

- Vous avez joué avec David Friedman au sein du Berlin Mallet Group. Comment s’est déroulée la rencontre avec ces musiciens ?

Il y a environ 14 ans, le professeur David Friedman m’a invitée à arranger sa pièce Sogni d’Oro pour son concert de départ à la retraite. J’ai créé une version pour vibraphone solo et quatre joueurs de marimba. Cette collaboration a éveillé mon intérêt pour la composition dans un cadre unique - un ensemble de mailloches improvisé. J’ai fondé cet ensemble avec David et ses anciens élèves, Julius Heise, Raphael Bader et Hauke Renken. Notre exploration collective dans ce contexte nous a permis de créer des expressions musicales distinctes et spontanées.

- Quelles sont vos autres influences, au vibraphone comme aux marimbas ? Et plus globalement dans le jazz ?

Les albums de jazz qui m’ont d’abord captivée et inspirée sont Crystal Silence du duo Gary Burton et Chick Corea, ainsi que Getz Au Go Go de Stan Getz, où Gary Burton jouait en tant que sideman. Ces enregistrements ont marqué mon entrée dans le monde du jazz et ont eu un impact durable sur mon parcours musical.

Taiko Saito © Jean-Michel Thiriet

- Avec Futari, vous travaillez de longue date avec Satoko Fujii ; quelle est l’origine de ce duo ? Comment expliquez-vous la grande complicité entre vous deux ?

Satoko Fujii est ma mentore et j’ai beaucoup appris à ses côtés. Nous avons composé plusieurs morceaux et beaucoup improvisé. Elle a un vocabulaire musical très étendu et des styles d’enregistrement très variés. Ce qui est intéressant, c’est que pour chaque morceau, nous n’avons improvisé qu’une seule fois et avons enregistré le thème plusieurs fois. Cela m’a rendue nerveuse au début, mais en fin de compte c’était plus efficace que mon approche habituelle.

Le premier album, Beyond, a été enregistré lors de notre première tournée au Japon en 2019. Le deuxième album, Underground, a été produit pendant la pandémie. Satoko a enregistré dans son studio de Kobe, et j’ai enregistré sur ses pistes dans mon studio de Berlin. Parfois, nous avons échangé les rôles.

- Avec le trio SAN, vous ajoutez la percussionniste Yuko Oshima. Est-ce que ça change votre relation avec Satoko Fujii ? Pouvez-vous nous parler de ce trio ?

Le fait de vivre dans des villes différentes nous permet, lorsque nous nous rencontrons après un certain temps, de ne jamais être à court de conversation. Lors de notre petite tournée en France en novembre dernier, nous avons beaucoup bavardé, plus encore que nous n’avons joué ! La répétition qui a précédé notre premier concert à Strasbourg, au conservatoire, en est un excellent exemple. La tournée a été très agréable et a renforcé notre lien, qui est devenu celui de sœurs proches.

On m’a souvent dit que ma musique avait une qualité nettement japonaise. Cela a éveillé ma curiosité et j’ai voulu savoir si, lorsque trois femmes japonaises créent de la musique ensemble, le résultat sonne encore plus japonais ou complètement différent.

Et alors ? Le résultat vous semble sonner japonais ? Ou complètement différent ?

Dans chaque langue, il y a des différences d’expression. Ainsi, lorsque j’explique mon travail en allemand ou en anglais pendant les répétitions, il y a toujours un biais dans l’expression. Cela s’explique en partie par le fait que je ne suis pas douée pour exprimer par les mots la manière dont j’imagine le son et comment je le conçois. Pendant les répétitions et les essais sonores de ce trio, nous ne parlions qu’en japonais, il n’y avait donc pas de processus de traduction. Cela m’a permis de communiquer directement, et j’ai senti que le son japonais émergeait.

Le morceau « Wa » signifie en japonais harmonie, cercle et style japonais (Yuko a également ajouté le mot « wa ! », qu’elle prononce lorsqu’elle surprend quelqu’un). La partition a également été écrite comme un tourbillon de différentes hauteurs. Pour guider l’interprétation, j’ai écrit en japonais que la partition devait être lue de l’intérieur vers l’extérieur, mais que l’ordre pouvait être choisi librement. J’ai écrit cela en supposant que le son, lorsqu’il tourne, résonne également dans un cercle dans l’espace et s’étend plus loin.

Taiko Saito © Natalie Savey

Pour la tournée au Japon en 2023, j’ai composé une pièce écrite en japonais sans notation musicale. La partition a été écrite de manière à pouvoir être jouée avec différents timbres, vitesses et instruments (bois, métal, cuir, etc.). Je leur ai demandé d’interpréter les mots qui s’y trouvaient sans leur donner beaucoup d’explications. C’était intéressant, comme un jeu d’association. Cette pièce ne figure pas sur l’album « Hibiki ». Nous l’avons jouée lors de notre tournée au Japon et à Nantes lors de notre tournée en France en novembre.

Le trio était donc très japonais à certains égards. Cependant, Yuko vit en France depuis longtemps, je vis en Allemagne depuis plus de 25 ans, et Satoko a vécu aux États-Unis, donc même si nous parlons la même langue, il nous arrive de ne pas nous comprendre.

- Une autre grande rencontre dans votre carrière est Silke Eberhard. Vous travaillez avec elle dans son Potsa Lotsa XXL.

Dans le cadre de notre dernier projet, le Potsa Lotsa XL de Silke Eberhard a collaboré avec Henry Threadgill et son Zooid. Henry a composé une pièce inédite de 90 minutes pour cette collaboration et, en tant que membre du Potsa Lotsa XL, je peux affirmer que l’expérience du travail et de l’apprentissage de cette composition a été très enrichissante. En outre, je joue dans deux autres orchestres berlinois, l’Andromeda Mega Express Orchestra de Daniel Glatzel et le Hannes Zerbe Orchestra

- Récemment, vous avez enregistré Wald avec la célèbre paire Michael Griener et Jan Roder, eux-mêmes proches d’Eberhard. Pouvez-vous nous parler de ce disque ?

Michael Griener et Jan Roder m’ont invitée à participer à la semaine de célébration de leur 25e anniversaire de collaboration au club Topsi Pohl à Berlin. La première rencontre a donné lieu à une expérience spontanée et magique. Avec un flow unique et une atmosphère enchanteresse, leurs improvisations ont permis à chaque musicien de révéler des aspects jusqu’alors inexplorés de leur personnalité musicale. Dans ce moment d’alchimie musicale, une relation profonde s’est nouée et il est apparu clairement que ce trio était destiné à poursuivre son chemin artistique ensemble.

Ce qui est vraiment captivant, c’est le bagage musical distinct et la personnalité que chaque musicien apporte

- Le trio vibraphone / contrebasse / batterie est rare dans le jazz, comment approche-t-on cet instrumentarium ? Travaille-t-on différemment que lorsqu’on joue en duo piano/vibraphone ?

L’instrumentation reste constante dans le travail musical et le processus de la musique improvisée. Ce qui est vraiment captivant, c’est le bagage musical distinct et la personnalité que chaque musicien apporte, créant une dynamique fascinante et en constante évolution. Chaque collaboration devient une expérience chimique unique, la combinaison d’éléments musicaux individuels formant une expérience musicale complexe et fascinante.

- Quels sont vos projets à venir ?

Je suis en train de planifier la sortie de nouveaux albums, l’un avec le Berlin Mallet Group et l’autre avec mon projet de longue date, le duo KOKO, aux côtés du pianiste allemand Niko Meinhold.

par Franpi Barriaux // Publié le 28 avril 2024

[1L’équivalent allemand des Victoires du Jazz, en néanmoins plus aventureux et, constatons-le, plus paritaire.