Entretien

Vincent Peirani, marcheur nocturne et victorieux

Vincent Peirani se confie sur son groupe Living Being, sa relation avec Émile Parisien, ses projets.

Vincent Peirani par Frank Bigotte (Vauvert, 2019)

En marge du Saveurs Jazz Festival, Vincent Peirani malgré la chaleur écrasante se confie à Citizen Jazz peu après sa sortie de salle. Living Being, groupe et album : genèse et développement. Émile Parisien, Michel Portal, Joachim Kühn...
Riche et spontané.

La chanson « Bang-Bang » ouvre votre dernier album et le concert de ce soir. C’est une révérence aux Sinatra, Nancy et Frank, qui l’ont interprétée, ou un hommage à notre Sheila ?

C’est marrant. Moi, je ne savais pas que Sheila avait enregistré une version de « Bang Bang », ce sont des amis à moi, très mélomanes, qui vont beaucoup au concert et écoutent beaucoup de musique, qui m’ont dit : « Ah, « Bang Bang », c’est génial, on adore la version de Sheila ! ». J’ai écouté la version de Sheila, ce n’est pas forcément celle que je préfère…
Je connaissais la version originale, celle de Cher. C’est juste un morceau magnifique mais, non, ce n’est pas un hommage à Sheila. Désolé pour ceux qui auraient aimé…

Vincent Peirani par Michel Laborde 2 (Labyrinthe musical en Rouergue, 2018)

Dans ce dernier disque, on trouve aussi deux titres illustrés par Led Zeppelin, plus un clin d’œil dans la façon de nommer vos albums.

Oui, exactement, Living Being II. Comme Deep Purple avec Mark I, II, III… jusqu’à VIII, et I II III IV pour Led Zeppelin.

Quel est votre rapport à l’univers de Led Zeppelin ?

Il faut savoir que j’ai grandi avec la musique de mon époque : Nirvana, Rage Against the Machine… J’étais plutôt dans cet univers-là. Et, à côté de ça, je suis un grand fan de rock des années 1970. J’ai commencé avec Jimi Hendrix mais j’étais plutôt Deep Purple, à fond ! Les vieux de la vieille vont dire : « Deep Purple, ah non ! Moi, j’aime mieux Led Zeppelin ». Ce sont deux écoles, il n’y a aucune chance de les réconcilier.
Moi, c’est Deep Purple parce que j’ai commencé par là, tout simplement. Puis, je me suis mis à écouter Led Zeppelin, et j’ai adoré aussi ! En fait, il y a une autre énergie. Pour mon enrichissement musical personnel, les deux groupes sont complémentaires. Il y a des choses à puiser dans les deux. Pour ce Living Being II, Night Walker, ça me trottait dans la tête de reprendre un truc un petit peu rock & roll. Au début, j’avais écrit quelque chose qui s’inspirait de quelques morceaux de Deep Purple, et j’ai lâché l’affaire.
Puis, les gars m’ont dit : « Mais, tu nous avais parlé aussi de quelque chose de Led Zeppelin… ». Je me suis dit « Pourquoi pas ? » et j’ai commencé à travailler sur « Kashmir ». Pour moi, c’est l’un des titres du groupe que je préfère. J’y ai consacré quelques semaines, sans succès. En tout cas, je n’étais pas satisfait de ce à quoi j’étais arrivé.

à chaque fois que je prépare un disque, j’écoute plein de musiques sur mon téléphone, en mode aléatoire.

J’ai alors décidé de prendre « Stairway to Heaven » parce que c’est une très belle mélodie. Après, je ne suis pas fan de toute la forme mais il y a une matière énorme. J’ai à nouveau bossé pendant plusieurs semaines et, pareil, je ne trouvais pas, je n’y arrivais pas du tout. Là, j’ai commencé à être un peu énervé, déçu. J’ai tout laissé tomber. Un peu après, je me suis dit : « Je n’ai pas réussi le premier, le deuxième non plus. Peut-être que, si je mélange les deux, je vais trouver une autre entrée, une autre façon de traiter certaines thématiques… Et c’est ce qui s’est passé.
C’est ma « Petite Suite Kashmir to Heaven » : j’appelle ça comme ça, c’est pour la blague ! Mais, en tout cas, c’est en trois parties. La première et la troisième sont vraiment inspirées de « Stairway to Heaven », même si on ne reconnaît pas forcément les mélodies. La grosse partie centrale, elle, est vraiment articulée autour de « Kashmir ».

Vincent Peirani par Laurent Poiget (2017)

Pourquoi avez-vous choisi Purcell et plus précisément la « Cold Song » tirée de l’aria « What Power Art Thou » in King Arthur ? Votre interprétation est vraiment impressionnante !

Eh bien, merci. Il faut savoir qu’à chaque fois que je prépare un disque, j’écoute plein de musiques sur mon téléphone, en mode aléatoire. Ce sont forcément des morceaux que je connais puisque je les ai dans mon téléphone. C’est comme ça que je suis tombé sur « Bang Bang », par exemple. J’entends un titre et il retient mon attention. J’essaie de me projeter et de me représenter le son du quintette. Je me dis : « Tiens, peut-être que ça peut marcher » et je le mets de côté. Ça s’est passé comme ça pour « Cold Song » qui est une pièce très verticale. Tout de suite, j’ai entendu quelque chose de très rock & roll et je me suis dit qu’on avait des chances de trouver une façon de la jouer. J’ai relevé le morceau et je l’ai présenté au groupe.

L’idée du crescendo était présente dès le départ et ensuite chacun y a mis sa patte. L’idée était de faire quelque chose qui explose de cet air où le génie du froid dit : « Laisse-moi geler jusqu’à la mort ». Il y a quelque chose de très fort dans l’expression de ce personnage de second plan. Nous avons essayé, en transposant cette chanson, d’en faire notre version avec l’énergie que j’avais ressentie dans le titre original et ça a donné ce que vous avez entendu.

Il y a tout de même huit compositions originales sur 12 titres, ce qui n’est pas rien. Que représente Living Being dans votre évolution ?

Living Being est mon premier groupe personnel. Cela fait presque 9 ans que je l’ai monté. Ce sont des musiciens que je connais depuis très longtemps. Yoann Serra, le batteur de l’album, j’étais en quatrième avec lui et nous nous sommes côtoyés longtemps avant que les chemins de la vie nous séparent. Quand j’ai eu ce souhait, cette volonté de réaliser mon projet pour jouer ma musique ou du moins des reprises que j’aurais choisies, j’ai voulu le faire avec des gens que je connaissais. J’ai un peu cet esprit de famille. Et puis, c’est rassurant de se lancer dans une aventure complètement neuve avec des gens qu’on connaît bien, qui nous connaissent bien et en qui on a confiance.

on s’est réunis pendant des mois et des mois dans une cave à Paris et on a travaillé

C’est comme ça que l’histoire de Living Being est partie. Dès le départ, j’avais un peu ce fantasme de post-adolescent. Moi, je n’ai pas fait du groupe de rock ou de groupe de collège, ce truc où on se voit toutes les semaines pour essayer des choses… J’ai eu envie de le faire avec Living Being, donc expérimenter de la musique, des styles musicaux avec nos cinq caractères, nos cinq manières de concevoir la musique.
Avant d’enregistrer notre premier album, on s’est réunis pendant des mois et des mois dans une cave à Paris et on a travaillé. Ce n’est pas simple de se trouver à cinq personnes, cinq individualités, même si on se connaît très bien humainement. Il faut trouver comment jouer ensemble, trouver des directions… Je peux apporter une direction mais il faut ensuite que chacun se demande : « Comment est-ce que je peux arriver là ? Quel peut-être mon apport à la direction proposée ? » Tout cela n’est pas simple et demande du temps.
Ensuite, nous avons fait quelques petites sorties, des concerts dans des clubs, des bars, histoire de tester la musique en direct. En effet, on peut avoir beaucoup travaillé, quand on arrive sur scène, face à un public, il se passe quelque chose d’autre qui fait avancer le groupe.

Voilà, j’ai été le dénominateur commun mais - et c’est ça qui est formidable - de plus en plus, il y a vraiment une patte collective qui se dégage de ce groupe. En effet, je suis celui qui apporte la matière première, je choisis les thématiques, les reprises que je soumets à tous les musiciens. Mais quand j’ai rempli ma mission, ils ne se cachent pas pour dire s’il y a quelque chose qui ne va pas. Il y a un processus très démocratique. J’aime dire qu’il y a là une sorte de laboratoire musical qui se poursuit en tournée. Ça fait déjà plus d’un an qu’elle dure, ça va continuer encore au moins un an, un an et demi. Après, je pense, chacun va se reposer, reprendre sa route et on se recroisera plus tard pour un 3e volet. C’est vraiment une histoire de famille qui va durer dans le temps. C’est ce que je souhaite. J’ai l’impression que tout le monde est content et se retrouve dans cette dynamique. Musicalement, nous y trouvons tous ce que nous aimons sur le plan rythmique, en matière d’énergie ou d’harmonie. On découvre aussi des choses en allant dans différentes directions. Mais humainement, c’est juste une superbe ambiance.

Je ne m’en rends pas trop compte parce qu’avec Émile Parisien (saxophone soprano) en duo, nous procédons de la même manière. Mais quand je discute avec Julien Herné, le bassiste, avec Yoann, ils me disent : « Il n’y a que dans ce groupe que ça se passe comme ça, pour l’ambiance, le ressenti ». Je crois que c’est un énorme plus pour la musique parce qu’après, quand on est sur scène, le simple fait d’être ensemble, on est déjà hyper contents : en plus, on fait de la musique, il y a des gens pour nous écouter… c’est du luxe en fait, on a une chance incroyable de pouvoir faire ça.

Vincent Peirani par Michel Laborde 1 (Labyrinthe musical en Rouergue, 2018)

Est-ce que Living Being II est un pas franchi musicalement, créativement, par rapport au premier et avez-vous déjà une idée de ce que pourrait être un Living Being III.

Pour un Living III, il y a plein de pistes. Nous en avons déjà parlé mais il est trop tôt pour répondre à votre question. Il faut déjà faire vivre le deuxième volet. Pour moi, ce n’est qu’une étape. Mais nous sommes plutôt fiers de Living Being II et ça nous motive pour continuer. Pour un numéro trois, comme je n’aime pas me répéter, j’envisage de nouvelles directions musicales, de nouvelles façons de composer… Il y a une réelle volonté de tester de nouvelles choses mais concrètement je ne peux pas encore dire quelle forme elles prendront.

Ce qui est sûr, c’est qu’il y aura un Living III. On a aussi envisagé de faire quelque chose pour les dix ans du groupe car, si le premier album est sorti en 2015, il y a d’abord eu toute cette phase préparatoire dont j’ai parlé. Nous sommes dans notre huitième année, si je ne me trompe pas. L’essentiel c’est que la forte mobilisation qui existe au sein du groupe soit toujours là.

Depuis Belle Époque, au moins, votre nom et celui d’Émile Parisien sont associés dans l’esprit du public. On vous voit en duo ou dans d’autres formations…

Oui, avec Daniel Humair, Joachim Kühn, Michel Portal

Que pensez-vous que cette proximité vous apporte mutuellement ?

C’est une rencontre exceptionnelle, unique : nous sommes comme deux frères. Ces dernières années, nous avons passé notre vie ensemble. Parfois, il n’y avait pas une semaine sans que nous nous retrouvions pour jouer.
Avec le duo, on a dû faire quelque chose comme 600 dates, en cinq ans environ. On a un peu fait le tour de la planète tous les deux. On aurait pu se frapper mais ce n’est jamais arrivé. On est un et un et on ne peut pas essayer de trouver un troisième en se disant : « Lui, il m’énerve, je vais aller voir ailleurs ! ». Émile est quelqu’un que je trouve vraiment incroyable. Sur des tas de plans nous sommes très différents mais finalement nous sommes très complémentaires. C’est ce qu’on se dit souvent. Que ce soit sur scène ou même pour un entretien, nous sommes meilleurs tous les deux.

nous n’avons parfois pas besoin de nous parler pour nous comprendre

C’est pour cela que j’avais souhaité qu’Émile fût présent, mais ça n’a pas été possible…

Non, malheureusement. Émile et moi, nous nous soutenons l’un l’autre. Je ne dis pas que nous avons les mêmes idées au même moment, mais ça va très, très vite. Là aussi, l’expérience joue son rôle. Après tous ces mois passés ensemble sur les routes, nous n’avons parfois pas besoin de nous parler pour nous comprendre. Il nous suffit de nous regarder et nous savons immédiatement à quoi nous pensons, ce que nous avons envie de faire. On est même à savoir ce que l’autre va commander à table avant qu’il ne l’ait formulé ! En fait, c’est une vraie vie de couple. Et moi, j’ai eu beaucoup de chance, nous avons beaucoup de chance tous les deux de nous être trouvés grâce à Daniel Humair pour Sweet & Sour.
Quand je travaille à des projets dont il ne fait pas partie, il y tient une place très importante parce que je lui demande son avis, et comme nous sommes souvent ensemble, je lui soumets ce qui est fait. Il pratique de la même façon sur ses propres projets. Émile est bien plus qu’un partenaire musical, c’est vraiment un frère. C’est fort. C’est vraiment de l’amour. Je ne sais pas si on peut trouver ça deux fois dans une vie. Moi, je le vis une fois et j’en suis très heureux.

Formidable ! Et en plus, ça se sent, ça se voit, quand on vous regarde en scène : cette évidente complicité, cette forme de communion. Le spectateur en profite aussi.

Oui et ce qui est curieux, c’est que ça a vraiment commencé avec Daniel et c’est allé très vite. Du fait de la configuration du quartette, Émile et moi nous sommes retrouvés devant, en position de solistes, il nous fallait dialoguer, trouver des choses à raconter et la connexion s’est faite très rapidement. De ce fait nous avons passé plus de temps à nous découvrir en dehors de la scène aussi. Tout cela a contribué à notre évolution musicale, vraiment.

Vincent Peirani par Michel Laborde 3 (Labyrinthe musical en Rouergue, 2018)

le clown était tueur, il est devenu sauveur

« Living Being », peut se traduire par « être vivant » et on se retrouve avec une expression qui, dans notre langue, peut être à la fois verbale et nominale : « être vivant » et « un être vivant »…

En français, comme souvent, les choses peuvent être compliquées mais pour moi, il n’y a pas de doute, « être vivant », c’est un verbe. C’est vivre et être en même temps.
Ça vaut ce que ça vaut mais, pour moi, « being » c’est le fait d’être dans l’instant présent, on est pleinement dans ce qu’on fait, à la fois dans l’écriture et dans l’improvisation, on est pleinement connecté à ce qui passe dans l’instant.
Et « living », il faut laisser vivre, évoluer les choses, elles ne sont pas figées. Il faut les laisser vivre seules, évoluer dans la durée, prendre leur envol. Il se passe parfois des choses que nous ne maîtrisons pas, même si nous en sommes les acteurs. Il y a quelque chose qui est au-dessus de nous et c’est la musique. C’est ce qui nous anime, nous fait sourire, nous transporte. C’est un équilibre, en fait. Il faut être dans l’instant et prendre un tout petit peu de distance pour envisager l’évolution de la musique dans différentes directions. C’est ce qui a donné Living Being, c’est mon explication du nom des albums et du groupe.

Comment le « clown tueur » d’Émile Parisien est-il devenu chez vous un « clown sauveur » ?

C’est un clin d’œil. « Le Clown tueur de la fête foraine » est un titre déjà ancien de l’Émile Parisien Quartet. C’est un morceau que je trouve dément, une longue suite très narrative. Le titre est très explicite. Avant même d’écouter la pièce, on est déjà dans l’ambiance.
J’ai eu la chance d’interpréter « Le clown tueur… » un certain nombre de fois puisqu’Émile l’a repris dans Sfumato. J’en étais ravi car c’est un titre que j’aime vraiment beaucoup.
Là, je me suis dit que j’allais lui faire un clin d’œil : le clown était tueur, il est devenu sauveur. La suite était très longue mon titre est court, très court, très court, très ramassé avec beaucoup d’informations. Cette histoire, j’ai l’impression que c’est comme un cirque. On est dans cette ambiance mais il y a le fantôme du clown tueur qui est toujours derrière. Il y a des passages un peu bizarres mais ça finit par une valse très enlevée, un peu musette, histoire d’insérer un peu de joie dans tout ça. C’est mon petit hommage.