Chronique

Journal Intime

Extension des feux

Sylvain Bardiau (tp), Matthias Mahler (tb), Frédéric Gastard (saxophone basse), Marc Ducret (g), Vincent Peirani (acc)

Label / Distribution : Neuklang / Harmonia Mundi

Les mélomanes observateurs auront pu, ces dernières années, voir le nom de Journal Intime en de multiples endroits. D’une part parce que Lips On Fire, le précédent disque, a suscité à juste titre un engouement que les concerts n’ont pas démenti, et d’autre part parce que le trio, entité parfaitement autonome capable d’un surprenant déploiement de moyens expressifs, aime à se fondre dans des ensembles plus conséquents (La Grande Campagnie des Musiques à Ouïr de Denis Charolles, le groupe de Rodolphe Burger pour accompagner Jacques Higelin sur l’album Coup de foudre et sa tournée, le Tower de Marc Ducret…) Il nous fera bientôt le plaisir de rendre hommage à Neil Young aux côtés de Rodolphe Burger et Fred Pallem. À travers cette évocation - évidemment non exhaustive - de ses projets, se dessine une de ses caractéristiques : la pluralité. Tout, chez Journal Intime, est pluriel : les rôles des instrumentistes, les canevas architecturaux, les alliances de timbres, les influences, les incidences, les directions.

Cette fois, le répertoire est fait maison ; Fred Gastard s’est attelé à l’écriture de ces trois compositions à tiroirs divisées en deux ou trois parties, à l’intérieur desquelles se succèdent des épisodes démontrant un refus certain des formules définies. Car c’est dans une abondance de figures, de micro-passages et de mouvements que s’épanouissent ces longues suites. Elles ont en commun une écriture ciselée et un son unique, fortement cuivré bien sûr, mais également caractérisé par les nappes d’accordéon de Vincent Peirani et les fragrances rock qui s’échappent de la guitare. La connivence qui unit les trois membres du groupe à Marc Ducret date presque de la création du trio, et le guitariste a plusieurs fois apposé sa marque sur l’esthétique du groupe. Les deux invités, qui trouvent naturellement leur place au cœur de ces pièces sinueuses, contribuent à multiplier les chemins d’écoute possibles.

Alors, à quoi peut bien ressembler un tel quintet, pourvu de tant de voix ? La réponse est partiellement contenue dans la question. La musique d’Extension des feux n’est pas pensée pour être articulée autour d’un groove, d’une pulsation. Elle est aérienne, bien que solidement ancrée par les unissons qui donnent à ce labyrinthe de lignes mélodiques des accents rythmiques appuyés, ou par les riffs de guitare qui émergent inopinément des discours enchevêtrés (la seconde partie d’« Orage à tonnerre »). Journal intime version étendue (les deux invités sont présents tout au long du disque) projette dans un présent brûlant des modes de jeu et des conceptions glanées çà et là. On entend aussi bien, au cœur de cette musique à la fois savante et populaire, des réminiscences des marching bands de la Nouvelle-Orléans (pour le côté concertant et tressé des lignes mélodiques), des recours aux miniatures qui s’installent en cycles, chers à Steve Reich, on pense parfois à Stravinsky pour la puissance et l’accentuation orchestrale de certains phrasés, à Braxton pour les constructions presque mathématiques, ou encore à Messiaen qui, lui aussi, s’amusait à déguiser la fausse simplicité de sa musique en luxuriante jungle sonore. Mais surtout, on se régale d’une synthèse singulière entre un nombre difficilement quantifiable d’influences. La musique de Journal Intime est presque exclusivement collective même si, de temps en temps, certains instruments sont mis en valeur par l’écriture. Une multitude de gestes musicaux font à tout moment affleurer l’improvisation, sans que celle-ci se décide à estomper l’impressionnant travail de mise en place. Ces suites sont des chansons simples autant que des œuvres complexes. On a beau s’escrimer à trouver des qualificatifs, cette musique continue de garder jalousement ses secrets et ses charmes. Peut-être est-elle trop turbulente pour se faire tirer le portrait.

Notons que le trio et ses deux invités ont enregistré dans les conditions du live mais en studio, mais qu’on peut écouter une autre version de ce répertoire, à deux pièces près, sur le disque vinyle également sorti sur le label Neuklang (Studio Konzert), dont Citizen Jazz a déjà dit le plus grand bien. Encore d’autres sens de lecture ! Autant dire qu’on n’est pas près de tourner la page.