Scènes

Échos de Jazz sous les pommiers 2016 (2)

Compte rendu du festival normand de Coutances


Edward Perraud à Coutances par Gérard Boisnel

En début de semaine, Jazz sous les pommiers est en vitesse de croisière en attendant la folie du jeudi de l’Ascension et des jours suivants. Cela n’empêche pas de belles rencontres.

Mardi 3 mai 2016
Vincent Peirani quintette : Visions from Living Being
En octobre dernier, Vincent Peirani était en résidence à Coutances pour préparer la création d’une nouvelle version de son dernier album, Living Being (ACT, 2014). Conscient de ce que sa musique a de visuel - on le lui répète de toutes parts - il souhaitait y associer des images et une mise en lumière. L’œuvre qui devait être ainsi créée officiellement ce soir a pour titre Visions from Living Being. Hélas, le vidéaste Laurent Gaschet n’ayant pu être présent, il a fallu se contenter de la mise en lumière, une belle réalisation, et de la musique évidemment.

Vincent Peirani n’aime travailler « qu’en famille », c’est-à-dire avec des gens dont il se sent proche humainement et avec qui il aime à partager autre chose que la musique. Ses compagnons de scène ou de studio sont souvent des familiers de longue date. On ne s’étonnera donc pas de retrouver dans son quintette Yoann Serra (batterie), Julien Herné (basse), Tony Paeleman (claviers) qu’il côtoie parfois depuis l’enfance, et bien sûr l’incontournable Emile Parisien (saxophone soprano) dont il semble inséparable depuis que Daniel Humair les a réunis au sein de son quartet.

Le concert commence dans une atmosphère de mystère créée par une introduction à la batterie, style gong, accompagnée par quelques notes égrenées à l’accordéon. Quand les notes s’étendent, la basse fait son entrée, bientôt suivie par le Fender et le saxophone d’Emile Parisien. Le plateau baigne dans un clair-obscur rouge pour ce « Some Monk », contamination de deux compositions du grand pianiste.

La lumière est devenue parme pour un hommage à Jeff Buckley (« Dream Brother »). Vincent Peirani dialogue avec Emile Parisien. C’est une figure que l’on retrouvera souvent dans ce concert et qui, rapprochée des nombreuses prises de parole du saxophoniste, accrédite l’idée d’un tandem de super solistes. Sur ce titre, le solo élégiaque et mélodique d’Emile Parisien sur une basse continue au Fender et quelques ponctuations de batterie est un vrai morceau d’anthologie.

Vincent Peirani « Living Being » à Coutances par Gérard Boisnel

« Mutinerie » de Michel Portal bénéficie d’une présentation très pince-sans-rire dont Peirani a le secret. Une lente et majestueuse introduction y débouche sur un crescendo en volume et en virtuosité sous la houlette de l’accordéon avant un retour progressif au calme où Peirani accompagne Parisien, tout en percussion.
Il faudrait tout citer : les sons inouïs de Vincent Peirani à l’accordéon, sa virtuosité, sa capacité à nous entraîner dans un univers onirique, dans une mélodie suave vite interrompue, dans des furias impossibles, les joutes qu’il provoque avec Emile Parisien, quand ce n’est pas l’inverse…
De brefs passages en couleurs orientales du saxophoniste nous rappellent leur duo. Il faudrait aussi parler de la cohésion du groupe et de l’engagement individuel de chacun, il faudrait…, il faudrait… On dira seulement que ce concert nous a transportés dans un voyage qu’on aurait bien poursuivi.

Jeudi 5 mai 2016
Edward Perraud Synaesthetic Trip : Beyond the Predictable Touch .
Un rendez-vous avec Edward Perraud est toujours un instant magique. Ce l’est encore plus quand il se produit avec son Synaesthetic Trip pour présenter son second opus - c’est le terme qu’il emploie - Beyond the Predictable Touch (Quark records, 2015). On qualifie souvent Edward Perraud de poète de la batterie, voire de la musique. Il en est aussi le philosophe. Ainsi présente-t-il la synesthésie à son public. Et c’est pour se réjouir de jouer dans ce Magic Mirrors que le soleil éclaire de mille feux. La synesthésie, l’intime correspondance entre nos cinq sens, trouvera un début de réalisation dans ce kaléidoscope de couleurs et de sons que permet le lieu. Edward Perraud ajoute qu’il « croit à l’existence d’un sixième sens, l’empathie, dont nous avons bien besoin en ce moment. La musique sera le vecteur de toutes ces énergies ».

Sa musique, si écrite (« l’improvisation ne s’improvise pas », rappelle-t-il) et pourtant si sensible, charnelle, s’empare du public et le capte, le captive pour le fédérer, le fusionner, l’instant d’un concert. Il se dégage un charme puissant de ces « Mânes » qu’il voit comme des esprits féminins. L’alternance de growling et de la plus délicate mélodie à la trompette (Bart Maris), tandis que les saxophones (Thomas de Pourquery au soprano et à l’alto, Daniel Erdmann au ténor) jouent comme en écho avant que les trois ne se réunissent pour reproduire le même effet, vous transporte dans un autre monde.

Entrailles, autre grand moment du concert, commence par un magnifique solo mélodique et méditatif au saxophone ténor. Le trio rythmique (Benoît Delbecq au piano, Arnault Cuisinier à la contrebasse et Edward Perraud lui-même à la batterie) semble l’accompagner en sourdine tant sa présence est délicate.

Edouard Perraud © Gérard Boisnel

Un superbe hommage à Jean-Sébastien Bach confirme et rappelle le talent de compositeur d’Edward Perraud. Il se révèle dans le savant mélange de simplicité et de complexité, dans l’alternance ou la simultanéité de la rugosité et du mélodieux. Chacun de ses compagnons de scène a son moment seul sous la lumière mais il sait aussi les réunir avec le même bonheur en duo, en trio, etc. Il vit sa musique dans son corps et cela le met sans cesse en mouvement d’avant en arrière, de part et d’autre de sa batterie. Il semble parfois propulsé de son siège. On le voit aussi mâcher les notes. Son sens de la nuance, ici tout particulièrement dans « Sad Time », se traduit, pour son instrument, par la multitude d’accessoires qu’il utilise pour obtenir le bon son, la bonne couleur, à chaque instant, accessoires qu’il semble parfois chercher avec une certaine anxiété.

Le sommet de ce concert est, à mon avis, la pièce dédiée au cosmos. On croit d’abord entendre la musique des sphères célestes par le truchement de la batterie avec le secours de l’électronique. Une ligne de piano s’impose et les saxophones font leur entrée à l’unisson, bientôt suivis par la trompette. Puis ce sont les lignes harmoniques des trois cuivres qui se cherchent, se trouvent et se superposent sans se confondre. Il s’en dégage une harmonie prenante à laquelle concourt aussi le trio rythmique et l’on conclut avec quelques notes aériennes égrenées par le piano et la contrebasse. Après cela, il ne reste plus qu’à se taire pour savourer l’écho qui se prolonge en nous.

Charles Lloyd et Jason Moran duo
Ce duo a fait le plein à la salle Marcel-Hélie. Dans un silence de cathédrale, ce sera un autre concert de rêve. Charles Lloyd a beau être fatigué au point de jouer assis presque tout le concert, c’est toujours un magicien, aux saxophones alto et ténor bien sûr, mais il jouera aussi du piano en duo et déclamera un texte. Avec Jason Moran (piano), son compagnon de scène depuis plus de dix ans, dit-il, la complicité est totale. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer le sourire de contentement qui s’épanouit sur ses lèvres quand il écoute son cadet.

Lloyd déploie le chant de ses saxophones dans la plénitude de leur palette sonore, de la note la plus fraîche et la plus ténue à la plus charnue et la plus épicée. Jason Moran exploite son piano dans toutes ses possibilités rythmiques, harmoniques et mélodiques. La douceur d’un chant peut évoluer très vite vers des grondements d’orage ou la violence de la tempête. Dans un passage paroxystique, au piano préparé, on croit entendre le déchirement d’un monde.

C’est cependant la sérénité qui est la marque essentielle de ce concert qui nous laisse dans un état de ravissement.

Nguyên Lê : Dark Side Nine
Changement total d’atmosphère. Il s’agit ici, comme le suggère le titre, d’une version de Dark Side pour orchestre de neuf musiciens après la version symphonique déjà donnée par Nguyên Lê. Flamboyance, décibels, effets électroniques sont au menu de cet hommage à l’album fameux des Pink Floyd, The Dark Side of the Moon. On y entend pour la première fois la jeune et talentueuse Leila Martial qui assume crânement la succession de Youn Sun Nah.

Nguyên Lê à Coutances par Gérard Boisnel

Nguyên Lê semble parfois accroché à sa partition ou absorbé par ses réglages électroniques. On le regrette d’autant plus que quand il se lâche, c’est grandiose. Dans cette œuvre aux couleurs chatoyantes, on distinguera le bassiste Romain Labaye, auteur d’un énorme solo mélodique et rythmique. Dans l’excellent pupitre de cuivres, la palme pourrait revenir à Céline Bonacina pour son beau travail et son engagement au saxophone baryton.

Les émotions de la journée ne sont pas terminées.

David Sanborn Electric Band
Avec un programme issu de son dernier album Time and the River, écrit en collaboration avec Marcus Miller, le saxophoniste alto David Sanborn conquiert à son tour la salle Marcel-Hélie. Son quintette délivre un jazz gorgé de couleurs et de rythmes tout à fait festifs.

La palette du leader est remarquable et son engagement fait plaisir à voir… et à entendre. A la batterie, après un solo qui faisait surtout montre de force et de vélocité, Billy Kilson, non sans malice, a tenu à montrer que la polyrythmie et la subtilité sonore ne lui étaient pas étrangères. Quant à Andre Berry, il a fait la démonstration que rien de la basse ne lui était inconnu et qu’il possédait un vrai sens du spectacle.

La barre est placée haute pour les deux derniers jours du festival.