Les amoureux des films de Woody Allen seront comblés par les deux volumes de la collection BdCiné parus chez Nocturne. Le tome 2 ne constitue pas une suite du tome 1, mais la filmographie du génial New-Yorkais mériterait de toute façon plusieurs opus. Vingt-deux films sont ainsi évoqués, et Play it again Sam en 1972, à Melinda, Melinda en 2004, via quatre-vingt-un morceaux.
Les derniers Woody Allen se sont, musicalement du moins, éloignés du jazz. Pourtant ils n’en explorent pas toute la palette : le cinéaste se concentre de manière obsessionnelle sur une période brillante mais restreinte de l’histoire du jazz. S’il nous fait grâce du « dixieland » des années 20, qu’il joue en amateur tous les mardis soirs chez Elaine’s, ses choix de bande-son le portent vers les albums de sa jeunesse - une époque dont il n’a jamais pu se déprendre. Radio Days (1987), sans doute son œuvre la plus nostalgique, est à ce titre un excellent fil conducteur pour comprendre ses goûts : pas moins de douze extraits de ce film sont choisis pour évoquer la grande période du jazz classique : les big bands de l’ère swing, d’Ellington à Basie, l’inoxydable Tommy Dorsey, le formidable Artie Shaw ou le délicieux Harry James…
Sur les deux ouvrages jusqu’ici consacrés au cinéaste [1], on a droit à un défilé alléchant de figures emblématiques du jazz : Sydney Bechet, le maître du soprano, l’immortel Django Reinhardt, Bix Beiderbecke et Frank Trumbauer, Glenn Miller, Benny Goodman, Louis Armstrong, Billie Holiday… De plus, tous s’expriment sur de très beaux standards (en version courte, ces quelque trois minutes qui tenaient à l’époque sur les 78-tours). C’est donc toute une époque - entre 1920 et 1957 - qui forme la bande originale d’un film à projeter dans sa tête, en opérant une sélection personnelle d’images de Woody Allen, une partition enchantée accompagnant ce viatique.
Car Woody Allen, qui aime vraiment un certain jazz, le sert à sa manière. Lui qui s’est choisi un prénom-pseudonyme en hommage à Woody Herman, nous permet en effet de redécouvrir beaucoup de standards - de Cole Porter à George et Ira Gershwin. S’il n’affectionne que le « mainstream », il parvient (avec la complicité du fidèle Dick Hyman), à en irriguer tous ses films, de la vraie comédie musicale (Everybody Says I Love You), à la « comédie » plus grave (Stardust Memories ou Manhattan), œuvrant même à la reconnaissance, à la (re)découverte de musiciens oubliés tel le tromboniste Wilbur de Paris dans Maudite Aphrodite, 1995) ou La malédiction du scorpion de jade, 2001). Il va plus loin encore avec Accords et désaccords, qui prend la forme d’un documentaire sur un guitariste fictif, Emmett Ray, dont l’idole est Django Reinhardt. Un étonnant portrait imaginaire, un faux « biopic », pourtant très « réel » que domine l’interprétation de Sean Penn.
Idéale pour découvrir au fond ce qu’était le jazz, la collection BDCiné ne s’adresse pas qu’aux cinéphiles mais aussi aux bédéphiles : des affinités électives se révèlent entre les expressions graphique, musicale et cinématographique. Comme dans une liaison amoureuse, des complicités se créent entre des artistes de discipline différentes. Et quel bonheur pour l’amoureux de l’univers de Woody qui s’amuse à se remémorer certaines scènes devenues cultes, de retrouver ces clins d’œil transcrits dans l’univers de la BD ! Pour illustrer Woody Allen, l’écriture du scénario, l’histoire à coincer entre les cases des planches au format imposé posaient un véritable défi, brillamment relevé par Yannick Corboz et Nicolas Pothier. Les dessins du premier se marient bien au scénario du second et, d’un volume à l’autre, recréent la musique si particulière de ses films à personnages névrosés qui, dans tous leurs états, cherchent désespérément à se construire.
Dans le premier volume, Isaac Beekman, double de Woody, se raconte au travers de sa vie sentimentale plus ou moins ratée : femmes aimées, perdues, retrouvées sur fond urbain dans une palette claire, très lisible : de belles planches de la ville font immédiatement référence à certaines scènes ou lieux récurrents dans l’œuvre de Woody Allen, telle la scène très connue du pont dans Manhattan. On retrouve Isaak dans le second tome puisque son ex femme, Diane, qui vit à présent avec son meilleur ami, retrouve après une séance de psychanalyse deux amies au Guggenheim devant un tableau de Pollock. Toutes trois évoquent alors les difficiles relations entre les deux sexes.
Le tour de force de ces deux long boxes est de nous plonger dans une histoire de Woody Allen, et cette mise en abyme emprunte un florilège de scènes au véritable auteur, se sert de New York Stories où Woody voit sa mère lui apparaître dans le ciel, d’Alice, invisible dans Chinatown ou de La Rose pourpre du Caire, quand l’acteur principal sort de l’écran, répondant ainsi au désir de sa spectatrice.
Pour les fans du cinéaste qui seraient aussi amateurs de jazz en général, cette collection a donné lieu à une vraie réussite puisque Woody Allen parvient enfin à passer de l’autre côté de l’écran, sur une pellicule imaginée par lui, et à se retrouver dans un pays qui danse et chante.