Alain Gerber
Je te verrai dans mes rêves
Suis-je en train d’inventer Emmet Ray à mon tour ? Je suis romancier, pas musicien.
Woody Allen, dans son délicieux Sweet and Low Down, inventait une fausse biographie, vraie mystification avec témoins convaincants et anecdotes vécues. La figure extraordinaire de ce guitariste fou, Emmet Ray, au look improbable et au « sourire de garçon coiffeur » surdoué mais hanté par Django, cet homme à la vie très compliquée qui, se débattant entre femmes et gangsters, venait de naître à l’écran ; c’était en en 1999. Sean Penn trouvait là un des rôles les plus étonnants de sa carrière atypique !
Alain Gerber reprend l’idée à son compte comme dans Le jazz est un roman, suite de feuilletons radiophoniques diffusés sur France Musique. Tant qu’à se perdre, mieux vaut reconstituer ; autant dire, interpréter. Surtout quand on le fait avec un tel talent. Mais pour la première fois, il invente une fiction, raconte une histoire où il joue son propre rôle ; il glisse d’ailleurs, comme pour nous en convaincre, quelques noms connus dans la jazzosphère - tels Philippe Baudoin ou Daniel Richard. Il est vrai qu’il découpe son récit comme un scénariste, crée une vie, un parcours de création avec ses affres et ses silences, en travaillant de plus en plus les gros plans, avec le rêve d’un trait qui figurerait tout et finirait par bouger.
Il révèle le singulier parcours d’Emmet Ray comme il le faisait pour Billie, Charlie, Chet. Si Emmet Ray s’évanouit au propre comme au figuré quand Django est dans les parages ou quand il doit affronter son idole à la guitare, Gerber va encore plus loin que Woody Allen et n’hésite pas à lui faire plusieurs fois rencontrer le maître : on retiendra une séance mémorable avec Stravinsky où tous trois se lancent dans une très sérieuse dératisation des docks… Car en plus d’être vaniteux, impulsif et colérique, Emmet Ray est un vrai fêlé dont l’un des passe-temps favoris est de regarder les trains partir (le lampion du fourgon de queue qui disparaît dans la nuit), et de tirer sur tous les rats qui passent le long des voies ferrées ou terrains vagues !
Quant à Alain Gerber, sa vénération pour Django est son talent d’Achille, mais son amour de Woody Allen l’inspire, et cette fois, il ne se contente pas de romancer la vie de personnages du jazz ; il crée en quelque sorte « le roman du jazz. » Car dans ce Je te verrai dans mes rêves où les standards fleurissent à chaque chapitre, l’auteur parvient, avec un sens dramatique aigu, à nous promener dans un univers vraisemblable, semant ses pages de cailloux, d’indices de Petit Poucet futé : par exemple, les solos de guitare taillés sur mesure par Howard Alden (un personnage réel) dans le film pour être mimés par Sean Penn ; ou bien encore il imagine un rendez-vous avec Woody Allen à Venise, leur ville de prédilection à tous deux, mais mentionne la jeune Samantha Morton qui joue le seul personnage féminin amoureux du guitariste. Ainsi les protagonistes de son histoire sont-il bien plus charnels, réels.
Enfin - et c’est le plus drôle - Gerber part à la recherche de quelques faces de 78-tours dont « I’ll See You In My Dreams », « My Melancholy Baby », « Exactly Like You »… qu’Emmet Ray, musicien sans producteur, aurait enregistrées. Il est plausible qu’Alain Gerber, en fou de jazz, soit à la recherche de ces diamants bruts. Mais il rajoute à la liste un improbable « I’m Forever Blowing Bubbles »…
Voilà comment Gerber, qui prend un malin plaisir à nous balader - au propre et au figuré -, brouille les pistes et nous lance avec lui dans cette investigation. Son scénario avance en swinguant entre les années 30 et aujourd’hui : son parcours sur les traces d’Emmet Ray finira à Bottleneck (New Hampshire) petite ville éminemment américaine évoquant les premières images d’un autre film, également nostalgique : The Last Picture Show (Peter Bogdanovitch).
Je te verrai dans mes rêves est une bulle légère, mélancolique, bourrée d’humour, avec de nombreuses illustrations, de l’imagination, un vrai sens de la construction et des observations fines dont on se régale ; mais par-dessus tout il dégage du début à la fin une impression de « mentir vrai » que Gerber, cette fois, explicite davantage, comme s’il nous livrait un secret de fabrique.
« J’avais assez lu de mémoires de jazzmen pour savoir que, mythomanes ou non, la précision historique n’était pas leur point fort, ni la fiabilité leur principale vertu… Et je ne parle pas de ceux, telle Billie Holiday, qui ont délibérément romancé l’histoire de leur vie. Parce que les années, les livres accumulés sous ma signature ont fini par faire de moi un romancier endurci-irrécupérable, je le crains, pour ce que les gens sérieux nomment le ’réel’ et les midinets ’la vraie vie’… (p. 144)
Comme les cinéphiles qui, avec Woody Allen, traversent l’écran pour rejoindre leur personnage, Alain Gerber pénètre dans sa fiction pour rejoindre ses musiciens préférés… Insensiblement. Car il a tous les pouvoirs : cette volonté démiurgique existe chez Woody Allen mais sans doute chez bien d’autres cinéastes, et peut-être aussi chez Alain Gerber, qui revendique ici une part de cette puissance créatrice pour notre plus grand plaisir.