Chronique

Woody Shaw Quintet

At Onkel Pö’s Carnegie Hall Vol.1 (Hamburg 1979)

Woody Shaw (tp), Carter Jefferson (ss, ts), Onaje Allan Gumbs (p), Stafford James (b), Victor Lewis (dm)

Label / Distribution : NDR Jazz

« Je voudrais faire pour la trompette ce que John Coltrane a fait pour le saxophone », déclara un jour Woody Shaw. Ce 7 juillet 1979, dans un club de Hambourg, il devait déployer tout son art lors d’un set incandescent devant une foule compacte et d’emblée conquise, composée d’un aréopage de hippies sous LSD et de profs en blazer de velours côtelé (souvent les mêmes d’ailleurs, si l’on en croit le témoignage du maître des lieux). Avec ce groupe, le trompettiste avait terminé premier du référendum de Downbeat quelques mois auparavant pour l’album Moondance.

C’est un laboratoire vivant en quête de la substance nucléaire du swing qui s’empare du lieu ce soir-là. Shaw joue in et out, tonal et modal, sans jamais oublier une suave plénitude qui fait le suc du meilleur jazz. Ce jeu, que d’aucuns qualifient de « post-bop », irrigue jusqu’aux intentions du contrebassiste, qui semble possédé par les torrents de feu jaillissant de la trompette. Et l’on sent vraiment ce leader à l’écoute de ses frères d’armes : la captation sonore exceptionnelle par la radio hambourgeoise donne presque à l’entendre frémir d’aise dans le tourbillon de virtuosités déclenché par ces derniers.

On a dit de lui que c’était un « musicien pour musiciens ». C’est que se retrouver à vingt ans invité à Paris par Eric Dolphy, pour se produire avec les derniers des boppers (Bud Powell, Kenny Clarke…) exilés dans l’Hexagone, cela forge une personnalité musicale. Peut-être ce sens de l’entraide, plus que de l’interplay, notamment à travers les nombreuses sollicitations en questions et réponses, voire même en jeu contre, qui sont ici plus que fulgurantes. Après un tour de chauffe sur une composition de Coltrane (« Some Other Blues ») et ce bon vieux « All the Things You Are » qui se voit infliger une cure de jouvence crépusculaire et joyeuse, déboulent trois compositions convoquant la tradition bop et l’exigence free.

Rentré à New-York, Woody Shaw décédait dix ans plus tard, après avoir perdu un bras suite à une chute dans le métro (il devenait aveugle à cause d’un diabète non-soigné, le système de santé yankee étant ce qu’il est pour les Afro-américains). Sa geste ne devrait pourtant pas se résumer à cette fin atroce, tant il savait, par une urgence malicieuse, convoquer des joutes archaïques aux résonances divinatoires, forgeant un avenir du jazz dans lequel un Jeremy Pelt pourrait se retrouver. La pyrotechnie mélancolique allumée il y a une quarantaine d’années à Hambourg illumine encore les cieux du jazz.

par Laurent Dussutour // Publié le 31 janvier 2021
P.-S. :

Une captation du même quintet par la télévision publique française, quelques jours après à Antibes :