Chronique

Jon Boutellier

On Both Sides of the Atlantic !

Jon Boutellier (ts), Jean-Paul Estiévenart (tp), Alexander Claffy (b), Kyle Poole (dm)

Label / Distribution : Gaya Music

À peine 31 ans, et ce saxophoniste ténor, co-leader de l’Amazing Keystone Big Band, a le culot de vouloir se tenir entre les deux rives de l’Atlantique ! Loin de lancer une bouteille à la mer ou de construire un pont par-dessus quelques eaux troubles, il relie les langages de ses maîtres soufflants d’outre-Océan avec quelques évanescences européennes bien senties, en particulier sur quelques codas.

« Play your own thing », avait dit un maître américain aux Européens.
C’est bien ce que font Jon Boutellier et ses acolytes à partir d’une sélection subjective assumée de pépites trop peu usitées de l’histoire du jazz. Ainsi de la réitération des « pré-coltranismes » de Paul Gonçalves sur « Blue Rose » de Duke Ellington. Ou du détricotage en règle de « Nice & Nasty » du trompettiste chef d’orchestre Thad Jones, dont il maîtrise le répertoire sur le bout des doigts (bien que les doigts n’aient pas d’oreilles - or lui, il en a, des oreilles), ce qui lui permet de restituer la substantifique moelle du morceau qui fut écrit à l’origine pour un répertoire de big band, dans toutes ses sinuosités. Et le big c’est son truc. A part qu’ici son big est d’abord un trio. Sans piano. « Chordless ». La plupart des plages ne manqueront pas d’évoquer la « Freedom Suite » de Sonny Rollins, formule réitérée et approfondie par le contrebassiste d’origine provençale : Clovis Nicolas, établi à New-York, un autre pont entre les deux rives océanes. De là à parler d’un « courant »…transocéanique ?

Quand le groupe joue « 1974 Blues » du trop souvent dédaigné Eddie Harris, ce funk à la rythmique impaire acquiert les contours d’un hymne au désir, avec une batterie jouissive à souhait (terrible Kyle Poole) et une contrebasse volcanique (Alexander Claffy, excellent). Mais que fallait-il attendre d’autre d’un disque qui revendique la couleur dès son entame avec « Black », un monument ignoré du hard-bop, du pianiste Cedar Walton ? Là, le dialogue du saxophoniste avec le trompettiste Jean-Paul Estiévenart rend d’autant plus hommage au compositeur qu’il n’y a pas de piano : beau paradoxe, qui permet de raviver les vents des Jazz Messengers à l’époque où Walton écrivait pour Wayne Shorter et Freddie Hubbard.

Pourtant, du piano, il y en a sur cet album. Et quel pianiste ! La présence du vénérable Kirk Lightsey, dont la main gauche ouvre des horizons rythmiques et harmoniques sans pareils, sur les trois titres où il est présent, confère au projet de Boutellier la saveur des meilleurs nectars. Sa première intervention sur « Maybe September » est un délice à déguster en ces temps de rentrée. D’évidence, ce grand ancien âgé de 82 ans est en verve, menant la danse sur le dernier titre : « Blues on the Corner » de McCoy Tyner. Il chambre ses jeunes partenaires avec bienveillance, les pousse dans leurs retranchements, et eux-mêmes lui rendent la pareille dans une forme musicale dont l’évidence le dispute à l’élégance. Belle conversation impromptue, au détour de quelque rue du ghetto.

Car ce disque suinte par tous les pores les promesses d’émancipation du jazz. Notamment celle du désir. Sans négliger une part d’érotisme assumé tant par la présence féline de la fabuleuse chanteuse Célia Kameni, qui assurait la voix d’Ella sur l’hommage que lui a rendu l’Amazing Keystone, que par le jeu sensuel du leader au détour d’un bon vieux « Yesterdays » où le saxophone ténor retrouve les intonations libidineuses de Billie Holiday - l’enregistrement de ce thème provient d’un bœuf en studio. Méchant grain de l’instrument sur son unique composition : « Quiet Times », qui relève certes d’une grande maturité mais garde une joyeuse part enfantine tout en incitant à la débauche. Quant au graphisme de la jaquette, il transpose élégamment l’univers visuel des meilleurs albums des sixties avec un je-ne-sais-quoi de gamin canaille.

Jon Boutellier nous fait saliver avec certains des meilleurs crus du jazz. Ils sont peu connus ? Qu’importe, pourvu qu’on ait l’ivresse.

par Laurent Dussutour // Publié le 11 octobre 2020
P.-S. :

Avec : Kirk Lightsey (p), Célia Kameni (voc)