Scènes

Zoom - John Cage au creux de l’oreille

Espace Culturel André Malraux, 7 mai 2011. John Cage interprété de manière savante et ludique à la fois : c’était le pari réussi de la compagnie Inouïe.


Espace Culturel André Malraux, 7 mai 2011. John Cage interprété de manière savante et ludique à la fois : c’était le pari réussi de la compagnie Inouïe.

Comment interpréter John Cage en 2001 ? A cette question, le spectacle « Zoom - John Cage au creux de l’oreille », par la compagnie Inouïe, répond de manière tout à fait convaincante en proposant une approche à la fois savante et joyeusement décomplexée, libre autant que rigoureuse.

Quand on entre dans la salle de concert de l’Esapce Culturel André Malraux, on a droit à une petite surprise. L’ouvreuse remet au public une partition dont la page de garde indique « Edition Inouïe » puis « Zoom - John Cage au creux de l’oreille ». Derrière cette couverture bien imitée, on découvre en fait un plan de la salle, un programme écrit à la main et une page tirée des Chants de Maldoror de Lautréamont, caviardée en plusieurs endroits. En sortant de ce concert, on aurait presque envie de lâcher le morceau d’emblée : la manière idéale d’interpréter John Cage, c’est celle-ci ! A savoir : de manière à la fois savante et extrêmement humoristique, pour ne pas dire ludique. Voici pourquoi.

De John Cage, Thierry Balasse (qui dirige la compagnie Inouïe) et ses équipiers ont su restituer l’esprit et la philosophie (liberté, accueil de la surprise et de l’imprévu, participation du public sur des modes non conventionnels, conception large et poreuse de ce que sont des catégories telles que le son et la musique) mais aussi la lettre. Ce qui n’est pas rien. La veille, en entretien, Thierry Balasse nous disait avoir été peu satisfait des interprétations de John Cage auxquelles il avait assisté en concert : sous prétexte de liberté, les musiciens et directeurs d’orchestre négligeaient parfois des données essentielles de la partition, telles que la nécessité, dans les sculptures sonores, de combiner au moins trois sons. Rendez-vous était donc pris avec la musique de John Cage pour en livrer une interprétation plus rigoureuse.

Pour ce concert, les musiciens ont choisi un parcours le plus large possible dans l’oeuvre, et non une entrée précise. Y participent Cécile Maisonhaute au piano préparé, Eric Groleau aux percussions, Thierry Balasse à l’électro-acoustique, Valérie Philippin au chant, David Jisse lisantt des textes de John Cage choisis sur le moment, ainsi que Dragan Nedeljkovic aux éclairages et Benoït Meurant pour le son en salle.

Le programme est donné d’emblée mais son ordre ne sera pas scrupuleusement respecté. Dans un premier temps, le public est invité (une moitié, puis l’autre) à chausser les casques présents sur la scène pour écouter Eric Groleau jouer Child of Tree, une pièce où diverses plantes (notamment un anthurium, si je ne m’abuse, et plusieurs cactus), quelques branches d’arbres et des cailloux sont utilisés comme percussions. Il exécute la pièce à deux reprises, en tirant aux dés les instruments utilisés et la durée de chaque partie (quatre en tout). La première fois, son approche est en quelque sorte orchestrale : il multiplie les roulements vigoureux sur la branche creuse, crée des rythmes rapides à l’aide des cailloux et joue du cactus comme d’un instrument à cordes, dont on entend résonner l’intérieur lorsque l’on porte le casque.

Cécile Maisonhaute interprète ensuite quelques sonates et interludes pour piano préparé, et joue avec aisance des gommes et vis disposées entre les cordes comme autant de pièges destinés à faire trébucher (et, dans le même temps, à aider) l’interprète. Ce sont des pièces bien connues, mais les entendre en concert est plus rare, tant la préparation du piano est stricte : grand bonheur, donc, de redécouvrir ces morceaux souvent écoutés se déployer à nouveau, tout frais dans l’instant présent.

Le piano continue d’être joué, mais fermé, quand Valérie Philippin rejoint Cécile Maisonhaute pour interpréter Flower et The Wonderful Widow of Eighteen Springs, deux pièces pour voix et piano fermé, ainsi que Nowt’h Upon Nacht. Valérie Philippin chantera ensuite, seule, quelques extraits drolatiques de l’Aria. Ces morceaux révèlent un Cage moins connu et plus humoristique, qui combine à la fois humour et héritage littéraire moderne (le Finnegans Wake de Joyce), dans une tension vers la forme libre et la dissolution joyeuse du sens. Cécile Maisonhaute interprétera ensuite 4’33", une pièce presque décevante, finalement, tant elle a été glosée et commentée. Reste qu’il s’agit là d’un étrange morceau de musique silencieuse où les gestes rares de l’interprète constituent pour ainsi dire les notes elles-mêmes. Enfin les quatre musiciens jouent Inlets, pièce pour douze coquillages, une conque et un feu de pomme de pin et de feuilles. Ces improbables instruments rassemblés créent une musique arythmique aux timbres variés, produite par l’écoulement de l’eau dans les divers coquillages, la texture sonore grésillante du feu de pommes de pin et les notes de la conque.

Les musiciens se réservent constamment la possibilité d’improviser : de beaux moments de musique, libres, généralement brefs, seront ainsi offerts, qui combineront chant improvisé à partir de vocalises, percussions concrètes - aussi bien en métal qu’en bois -, sonorités électroacoustiques tirées d’un vieux poste de radio et passées dans toute sorte d’effets (dont un superbe delay analogique à bande), piano préparé et textes lus de Cage. La première de ces improvisations a lieu sous casque ; sensation étrange et double d’être à la fois immergé dans la musique et de la sentir se développer depuis l’intérieur de son propre crâne : impression, en somme, d’être un coquillage dans lequel on verse de l’eau ou qu’on immerge, comme si l’approche du zen par Cage s’étendait à tout le public, jusqu’à le permuter avec quelques objets sonores méticuleusement choisis.

Et Lautréamont, dans tout cela ? Prévu pour la conclusion du concert, il intervient en réalité au début via des Chants de Maldoror pulvérisés par l’assistance même, pour un public français de moins de deux cents personnes (le titre inspiré de Duchamp dit assez l’esprit dada et iconoclaste de cette pièce). Chaque membre de l’assistance reçoit une page des Chants à lire en même temps que tous ses voisins. Quand un mot ou une syllabe est biffée, il la saute ; quand un mot lui plaît particulièrement, il l’énonce plus fort. La pièce, exécutée en deux petites minutes, est un capharnaüm de voix qui s’enchevêtrent dans le chaos le plus total, un morceau de poésie sonore inaudible et totalement disloquée au sein duquel chacun est à la fois musicien, spectateur et instrument. En somme, exactement ce que cherchait John Cage, le tout concentré en un bref laps de temps bruyant et euphorique.