Alexandra Grimal
Andromeda
Alexandra Grimal (ts, ss), Todd Neufeld (g), Thomas Morgan (cb), Tyshawn Sorey (dm)
Label / Distribution : Ayler Records/Orkhestra
Petit à petit, au fil d’une discographie rigoureusement sans faute, Alexandra Grimal s’impose comme une figure importante du jazz libre européen. Que ce soit en tant que side(wo)man ou leader, son jeu intériorisé retient plus qu’il n’exprime et dérive plus qu’il ne construit. Grâce à ce style intelligent, intense et serein à la fois, cette jeune saxophoniste est à présent une figure en vue dans le domaine des musiques écrites ou improvisées ; elle est également saluée en Europe et chez ses pairs du continent américain, avec lesquels elle a d’ailleurs eu l’occasion de s’illustrer brillamment : en témoignait déjà, par exemple, son Owl’s Talk, en compagnie de Lee Konitz, Gary Peacock et Paul Motian.
Andromeda l’ancre encore sur le sol des Etats-Unis. Enregistré au cours d’une résidence à la Mac Dowell Colony grâce au soutien des programmes Chamber Music of America et French-American Jazz Exchange, ainsi que d’autres mécènes (la Doris Duke Charitable Foundation, le Service Culturel de l’Ambassade de France, Culture France et le French Music Export Office), les six titres de cet album placent Alexandra Grimal à la tête d’un quartet à la fois cérébral et puissant, rigoureux et inventif et qui est aussi un modèle de cohésion. Les musiciens se connaissent sur le bout des doigts puisque Todd Neufeld, Thomas Morgan et Tyshawn Sorey ont déjà enregistré ensemble Koan en 2009.
L’origine du disque est simple mais forte : Alexandra Grimal a écrit ces six compositions en contemplant le ciel étoilé de la Mac Dowell Colony pendant l’hiver 2010-2011. Le vide interstellaire, le calme de la nature, le silence nocturne lui ont suggéré quelques pistes d’écriture fécondes qui tissent plusieurs lignes de force de l’histoire du jazz et divers systèmes d’improvisation. Conçu comme une symphonie de chambre en six mouvements, Andromeda se dilate et se contracte à maintes reprises, comme une galaxie qu’on entendrait évoluer lentement. Chaque pièce progresse de manière parcimonieuse : les quatre musiciens jouent à part égale, s’écoutent sans cesse et lient leurs propos autour de grands espaces de silence. Un peu comme Cézanne se retenait de peindre sur certaines parties de toile lorsqu’il n’était pas certain de la touche à apposer, le groupe préfère ménager çà ou là un silence plutôt que jouer des notes dont la nécessité ne serait pas absolue. Chacune des articulations de ces six morceaux semble ainsi minutieusement pensée et pesée, que ce soient les plus minimalistes (« Little Step ») ou les plus denses (« Ulysse », « Andromeda »).
Le trait le plus évident ici est la lenteur avec laquelle évoluent les compositions, selon un mouvement rigoureusement réglé mais tout d’abord invisible, comme s’il fallait attendre la fin du morceau pour que soit révélé le dessin d’ensemble. « Cassiopée », d’abord très économe et aéré, se dirige peu à peu vers des motifs courts grâce auxquels un dialogue serré s’improvise. « Orion », également minimaliste, finit par rassembler ses contrastes sonores pour former un tout austère. Ailleurs, sur « Ulysse », des accords électriques et irrésolus laissent planer d’énigmatiques dépressions climatiques. Il y a quelque chose de pascalien dans cette exploration sonore de la voûte céleste : les espaces infinis sont prétexte au recueillement, mais l’inquiétude qu’il distillent nourrissent aussi l’énergie créatrice des musiciens et, des premières notes ascétiques de la guitare acoustique aux salves de toms sur les derniers morceaux, une énergie collective prend vie et forme. Si le disque est assez cérébral dans son ensemble, cette animation (au sens propre : le souffle innerve de plus en plus la musique) l’investit d’une émotion très particulière.
Le mouvement ici est celui d’une odyssée : à partir de sa retenue initiale, Andromeda dérive de mobiles sonores en plages d’improvisation sous tension pour aboutir enfin à une longue conclusion qui se préoccupe davantage de laisser résonner le silence que d’apporter des réponses ; un silence qui nourrit et structure les compositions. Il ne s’agit pourtant pas d’un parcours orienté - rien de préconçu ici : au contraire, le dialogue, le maillage serré entre composition et improvisation, le flux qui articule chaque pièce sont les outils d’une recherche en cours, plus préoccupée d’exposer un trajet en ligne brisée que d’aboutir à des formes stables.