Chronique

Alien

Antibes 1983

Christian Vander (dr), Alby Cullaz (b), Michel Graillier (p)

Label / Distribution : Seventh Records

Il faut d’abord s’attarder sur la pochette : Christian Vander, mystérieux comme toujours, presque inquiétant, semble sonder de son glacial regard d’acier le mystère de la vie, cette vie si précieuse qui, en cet été 1983, n’a pas encore filé entre les doigts virtuoses des deux musiciens habités par la grâce qui l’entourent. Alby Cullaz et Michel Graillier posent à ses côtés dans une posture plus décontractée, pour ne pas dire plus humaine, préfigurant ce que traduit la musique. Une opposition formelle – la démesure du batteur face à la liberté décrispée de ses compagnons – dans une complémentarité d’esprit que, peut-être, Vander n’atteindra jamais plus au sein de ses différentes expériences sur la scène jazz.

Seventh Records nous a habitués à voir ses archives publiées sous la dénomination « AKT ». Des enregistrements bruts de fonte, frôlant parfois la frontière floue entre les témoignages officiels et ceux qu’on qualifiera de pirates, et dont la qualité sonore peut s’avérer incertaine. En général, les collectionneurs kobaïens [1] les connaissent dès avant leur sortie, voire en possèdent de meilleures versions qu’ils s’échangent volontiers. Cette collection parallèle, toute dévolue au culte de Magma [2], s’ouvre de temps en temps à d’autres concerts, la plupart du temps autour de Vander lui-même.

Avec Antibes 1983, nous sommes en présence d’Alien, trio labellisé jazz [3] au moment où Magma, né quatorze ans plus tôt, commençait à vaciller pour céder petit à petit la place à Offering [4], formation acoustique où Christian Vander s’affirmait plus que jamais chanteur et célébrait avec une vraie liberté l’esprit de John Coltrane. Ce jazz qu’il connaît sur le bout des baguettes depuis l’enfance (sa mère était l’amie de grands de l’époque) et dont il s’est nourri à jamais, engloutissant toute la musique de Coltrane au point de la respirer tel un nécessaire oxygène et d’en devenir un des plus grands connaisseurs. Le jeune Christian Vander finit d’ailleurs dans un tel état de dépendance que la disparition du saxophoniste en 1967 est pour lui un choc d’une violence inouïe : il songe un temps à rejoindre son idole. Mais il aboutira finalement, quelque temps plus tard, à la création de Magma : « La musique de Magma est née de l’amour que je porte à John Coltrane et de mon désespoir face à l’incompréhension entre les hommes ». Cet acte de naissance, qui porte en lui toute la dualité « vandérienne », montre bien que l’essence Coltrane restera éternellement pour lui un élément vital, une source de régénération régulière.

Autant dire qu’en ce 23 février 1983, partageant l’affiche avec le trio formé par Herbie Hancock/Ron Carter/Tony Williams [5] puis avec McCoy Tyner, compagnon de route majeur de Coltrane au sein de son quartet, Christian Vander a certainement mesuré ce privilège d’un soir. Evoluant sur la même scène que quelques-uns de ses maîtres, Alien va naturellement dédier son concert au pianiste et libérer son inspiration avec un bonheur de jouer qui transpire avec éclat tout au long de ces quarante-cinq minutes. La qualité parfois approximative de l’enregistrement [6] n’en entame pas un instant l’émouvante authenticité. Vander trouve en la personne de ses compagnons de magnifiques éléments stimulants qui font jeu égal avec lui. Le jeu d’Alby Cullaz est un des plus beaux soutiens rythmiques qu’il nous ait été donné d’entendre aux côtés de ce batteur à la présence pourtant écrasante. Quant à Michel Graillier, l’émotion qui affleure dans chacune de ses notes confère à la musique une chaleur incomparable, un lyrisme solaire. Vander peut alors libérer toute sa folie et déchaîner une pluie de cymbales qui vient nous rappeler sa fascination pour les cloches, celles qu’il entendait durant son enfance. Cette musique sonne.

Après une double introduction signée Graillier - dont le poignant « Auroville », enchaîné avec « Dear Mac » (que le trio de Vander jouera très régulièrement par la suite et inscrira au répertoire de son premier album, Jour après jour en 1990 [7]), le trio célèbre McCoy Tyner via trois de ses compositions : « Effendi », « For Tomorrow » et « Opus ». Cette dernière est l’occasion d’un long solo de batterie, époustouflant morceau de bravoure ; on ne rappellera jamais assez à quel point Christian Vander est un musicien hors toute norme qu’il faut avoir vu sur scène au moins une fois si l’on veut comprendre la fascination qu’il peut susciter [8]. On comprend que McCoy Tyner lui-même soit venu le féliciter à l’issue de cette performance haute en couleurs, Vander apparaissant comme le digne héritier d’Elvin Jones par le foisonnement polyryhtmique.

Cerise sur le gâteau, ce témoignage d’un très bel Alien live est ici complété par un bonus tout aussi émouvant, sous la forme de vingt-cinq minutes enregistrées cinq ans plus tard en studio et qui font la part très belle au talent de Michel Graillier. Cinq pépites parmi lesquelles on soulignera un « Mister Love » signé Vander, dont l’inspiration est à chercher quelque part au milieu des sessions de Coltrane Plays The Blues. « Toutes ces choses », superbe improvisation solitaire du pianiste, ne fait qu’aviver la douleur de savoir aujourd’hui disparu ce musicien si brûlant. Et la conversation qu’il engage avec Alby Cullaz, autre ange monté au paradis, le temps d’un « Around Midnight » en duo, est tout simplement magnifique de délicatesse. On entend le pianiste pousser des soupirs de joie, son frémissement est le nôtre. Quant à la courte conclusion du disque, ce « Pour Christian » joué au Fender Rhodes et au mini-Moog, elle en dit long sur l’amitié qui régnait alors au sein du trio. Vander tenait vraiment là deux complices dont l’épaisseur était la nécessaire contrepartie à son drumming extraverti et luxuriant. Peut-être n’a-t-il jamais, depuis, connu une telle harmonie, un tel équilibre dans l’illumination de son propos.

Quoi qu’il en soit, excellente idée de sa part et de celle de Seventh Records que de ne nous permettre de (re)vivre ces instants hors du commun. En ce sens, pour imparfait qu’il soit sur le plan sonore, Antibes 1983 n’est pas à réserver aux seuls collectionneurs : c’est un beau disque, la trace sincère et inspirée d’une musique vivante, consumée par une foi peu banale et qui force le respect.

par Denis Desassis // Publié le 25 avril 2011

[1Un adjectif dérivé de la planète Kobaïa inventée par Christian Vander lors de la création de Magma, et dont il a lui-même conçu la langue.

[2Dont Christian Vander, rappelons-le, est le compositeur leader, batteur, chanteur, pianiste et, pour situer le personnage, auquel ses fans vouent un culte inoxydable, le démiurge halluciné depuis quarante ans.

[3Cette formation connaîtra différentes formules dont la dernière en date remonte au milieu des années 2000 sous la forme d’un quintet célébrant la musique de Tony Williams, Jan Hammer, McCoy Tyner ou Billy Cobham.

[4Les premiers concerts d’Offering eurent lieu quelques mois plus tard, dès l’automne 1983, tandis que Magma, dans une formule plus mouvante, allait mener à bien l’album Merci entre 1984 et 1985, avant de se mettre en sommeil pour une longue décennie.

[5Qui est, avec Elvin Jones, un des grands inspirateurs de Vander le batteur.

[6Une captation non professionnelle, réalisée au milieu du public.

[7Le trio était alors composé, outre Christian Vander, d’Emmanuel Borghi au piano et de Philippe Dardelle à la contrebasse. Suivra, trois ans plus tard, un second disque intitulé 65 !, nouvel hommage à Coltrane et plus particulièrement à une année très féconde de sa vie. La discographie jazz de Vander se complète d’un Live au Sunset enregistré en quartet avec Yannick Rieu au saxophone en 1999.

[8Vander a peu pratiqué la batterie en solo avec Magma, à l’exception d’une longue composition, « Ptah », dont le chorus sur « Opus » retrouve ici les accents pendant plus de 8 minutes.