Scènes

Braxton et les T®opic de Vitry

Expérience de la relativité en milieu clos


T®opic © Franpi Barriaux

La soirée Sons d’Hiver de Vitry, le 15 février 2019, était attendue par les amateur.rice.s de musiques libres, radicales et/ou sans frontières. Avec la création T®opic de Julien Desprez / Rob Mazurek et le projet Zim d’Anthony Braxton présentés le même soir, on s’attendait à franchir le mur du son, le seul qui vaille. En fait, on a été propulsé dans la mésosphère.

T®opic © Franpi Barriaux

L’ensemble T®opic réunit des musicien.ne.s qui n’ont pas le vertige. Dans ce qui peut passer pour un sacré bazar mais qui, au fil du concert, se révèle très structuré, les entrechocs sonores violents, les stridences volumétriques formant masse, le mur de son, la muraille explosive de musique à vif, emplissent tout l’espace de la salle Jean Vilar, repoussant au fond des sièges un public hagard - comme des lapins dans des phares de voiture - tout est à fond, à fond et encore à fond.
Une fois la déflagration passée, c’est avec la tête disponible et vidée de tout parasite qu’on se retrouve sous les tropiques, façon de parler.
La musique de cet ensemble est très riche en timbres et sonorités, les arrangements proposent à plusieurs solistes de se mettre en avant (Isabel Sörling, Rob Mazurek et Julien Desprez) ou bien de jouer un rôle de colonne vertébrale (pour ne pas dire direction) en menant certains morceaux vers un aboutissement cohérent (Mette Rassmusen).
Même si à certains moments, un groove presque chaloupé surgissait (les tropiques), le sujet (the topic) est plutôt une affaire de textures et d’énergie brute. L’instrumentation permet d’ailleurs de très beaux échanges car les couleurs vont par paires ; deux saxophones, deux trompettes, une voix amplifiée et une guitare électrique, une batterie et des percussions et (je vous vois venir…) le contrebassiste qui joue également de la basse électrique. Un ensemble solide et équilibré pour ce type d’orchestre où la masse sonore prend également son sens dans la richesse de ses timbres.

Mette Rasmussen © Franpi Barriaux

Bien sûr, comme c’est toujours le cas, il se passe quelque chose d’imprévisible, même si cette musique l’est déjà par définition. Mais de l’avis partagé par plusieurs des personnes présentes, la prestation de la saxophoniste danoise Mette Rasmussen reste un souvenir marquant. Incisive, d’une énergie décuplée (paraître énergique dans cet orchestre qui joue pied au plancher tient de la performance), sachant proposer des séquences d’orchestration, elle a un son qui décoiffe et provoque un étonnement scientifique… si e=mc2, sachant le petit gabarit de la musicienne, sa célérité laisse pantois.

Enfin, sortant de ce concert éclatant et dense, rincé et abasourdi, je demande à Julien si c’était la guerre. Il me répond que cette guerre se finit bien, qu’elle se termine dans l’amour. Je confirme.

Après la masse sculptée par Desprez et Mazurek, Anthony Braxton arrive avec une configuration d’orchestre et un propos qui s’apparente davantage à un ouvrage de dentelle, sans pour autant abandonner une once de liberté. ZIM Music est un nouveau système de dialogue instauré par Braxton où l’espace comme le volume ont des valeurs prépondérantes et où les chiffres, comme la relation en triangle entre les musiciens permet d’envisager une meilleure circulation des compositions. Après être passé à Stockholm avec des vocalistes, c’est en sextet, notamment en compagnie d’Ingrid Laubrock et d’un duo de harpe central et époustouflant composé de Miriam Overlach et Jaqueline Kerrod que le saxophoniste se présente sur la scène de Vitry, d’emblée très joueur.

Anthony Braxton & Jean Cook © Franpi Barriaux

Les deux harpistes comme le tubiste allemand Carl-Ludwig Hübsch ne sont pas à proprement parler des habitués des langages braxtoniens, davantage coutumiers des ensembles classiques et contemporains, mais la direction impeccable du leader, par signes connus de tous et extrêmement précis, permet à la musique de se renouveler sans cesse, laissant apparaître des connivences et des lignes de fracture ; le lien fort qui unit Laubrock et Braxton se montre ici presque aussi structurant que les deux harpes qui rivalisent pourtant d’inventivité. La recherche du son idéal qui viendrait s’imbriquer avec souplesse dans le dialogue des autres permet d’avancer sans rupture dans une sorte de cycle permanent entre tension et détente. A ce jeu, ce sont Hübsch et la remarquable Jean Cook qui sont les régulateurs. La violoniste est tout en retenue et économie de geste, elle se fond littéralement dans le jeu de Braxton, jusqu’à élargir ses possibilités timbrales. A l’inverse, le tuba multiplie les déviations, joue avec toutes sortes de sourdines plus ou moins homologuées (la boîte à bonbons en métal n’est pas à conseiller aux débutants aventureux, et pourtant quel son !), vite rejoint par les harpistes. Jamais cette ZIM music ne sombre dans l’anecdotique et le performatif, tant le sujet est maîtrisé.

Anthony Braxton © Franpi Barriaux

Ce concert de Braxton est une leçon de rigueur et de fantaisie. Le maître de cérémonie est à la fois pénétré et affable, on sent que mille pensées le traversent comme un flux mais que cependant, il reste scrupuleusement attentif aux idées des autres, qui jouissent d’une grande liberté. Jouée d’une seule traite, cette musique a fortement impressionné, au-delà sans doute d’un public habituellement conquis. La générosité d’un tel plateau y est certainement pour beaucoup.

par Franpi Barriaux , Matthieu Jouan // Publié le 24 février 2019
P.-S. :

Matthieu Jouan raconte T®opic et Franpi Barriaux ZIM Music.


Une soirée Sons d’Hiver spéciale car entre les deux plateaux de concert et la salle, on comptait sept UNE de Citizen Jazz : Julien Desprez, Anthony Braxton, Susana Santos Silva, Isabel Sörling, Ingrid Laubrock ainsi que Mary Halvorson et Stéphane Payen.
Fabien Simon, le nouveau directeur de Sons d’Hiver, gagne donc un an d’abonnement à Citizen Jazz !