Scènes

Chris Potter, maître de cérémonie

Nancy Jazz Pulsations 2021 # Chapitre IX – Vendredi 15 octobre, Théâtre de la Manufacture : Alain Jean-Marie & Diego Imbert « Interplay, The Music Of Bill Evans » – Chris Potter « Circuits ».


Chris Potter Circuits © Jacky Joannès

Le jazz dans tous ses états. À forte teneur mélodique d’abord en compagnie d’Alain Jean-Marie et Diego Imbert, deux gentlemen venus faire chanter la musique de Bill Evans. Puis dans un grand souffle porté par le saxophone hanté de Chris Potter.

C’est un Diego Imbert visiblement ému qui prend la parole d’emblée. Parce que nous sommes à Nancy, cette ville où il est arrivé comme étudiant en agronomie pour y devenir… musicien et y forger de belles amitiés ! Et puis il y a cette joie profonde de retrouver enfin la scène et le public, après tous ces mois de silence. Un message qu’on aura pu entendre chaque soir, d’ailleurs. Mais surtout pour le contrebassiste, le privilège d’être sur scène aux côtés d’un musicien auquel il voue une admiration non dissimulée : le pianiste Alain Jean-Marie, ce Guadeloupéen considéré aujourd’hui comme une légende vivante, chantre des Piano Biguines, et qui a côtoyé bien d’autres légendes : Chet Baker, Art Farmer, Max Roach, Abbey Lincoln, Charlie Haden… Tous deux, durant un peu plus d’une heure, vont célébrer avec une ferveur pudique la musique de Bill Evans, transposant en concert leur album Interplay. Dans une salle pleine et attentive, l’effet de séduction est instantané, on retient son souffle. L’entente semble naturelle dans ce duo qui expose un à un les thèmes, composés ou interprétés par Bill Evans, à la manière d’une succession de miniatures. Des standards enluminés défilent, la musique coule comme l’eau claire entre les doigts. L’évidence mélodique et la beauté gracieuse de ce répertoire sensible transportent les deux musiciens et répand une douceur bienfaisante. Nous sommes au cœur d’une conversation intime et heureuse, dans cette alliance subtile de décontraction rythmique et d’attention dans l’écoute de l’autre. Le piano d’Alain Jean-Marie fournit une lumière délicate d’une grande richesse harmonique, la contrebasse de Diego Imbert, au son souple et boisé, exprime la tendresse du chant. Ce jazz-là a quelque chose d’intemporel : insensible aux modes, déjà si vrai hier et demeuré actuel par sa capacité à parler en droite ligne du cœur. Comme s’il était une nécessité, l’expression d’un désir enfin assouvi de se retrouver, dans une longue et profonde respiration.

Alain Jean-Marie & Diego Imbert © Jacky Joannès

Celui-là est un maître du saxophone. On le suit de près depuis de longues années, non seulement parce qu’il est un compagnon de route de Dave Holland (ainsi que de John Scofield, Paul Motian, Pat Metheny, Steve Swallow ou Brad Mehldau… Il y a décidément comme un Who’s Who du jazz inscrit en filigrane de toute cette belle soirée) mais parce qu’il est un leader inspiré, dont le jeu est reconnu comme l’un des plus impressionnants de la scène jazz. Demandez aux saxophonistes ce qu’ils pensent de Chris Potter et vous comprendrez. Ce soir, l’Américain se produit dans une formule nommée Circuits différente de celle avec laquelle il a enregistré ses deux derniers albums (Circuits et Sunrise Reprise avec Eric Harland et James Francies). Pour bien comprendre ce qui va se jouer à NJP, il est intéressant de rappeler ce que Chris Potter expliquait dans un récent entretien au sujet des conditions dans lesquelles il a enregistré (en septembre 2020) le répertoire joué ce soir : « C’était une telle libération, un sentiment de liberté de créer et de s’exprimer collectivement […]. On avait vraiment besoin de jouer, d’essayer de mettre en musique tous les sentiments intenses des derniers mois ». Le coronavirus était passé par là, nourrissant toutes les impatiences et les énergies à libérer au plus vite, dans un grand souffle.

Chris Potter © Jacky Joannès

Mais qu’on se s’inquiète pas trop de l’absence de ses deux partenaires habituels : avec Craig Taborn au piano (et un zeste de claviers) et Nasheet Waits à la batterie, nous sommes là en compagnie d’un trio qui va très vite embraser un Théâtre de la Manufacture qui n’en demandait pas moins… Tout commence par une ambiance relevée d’un soupçon d’électronique, presque planante, avant que Chris Potter ne lance un premier appel au saxophone soprano qu’il délaisse ensuite pour son ténor, son arme fatale ! Il prend le temps de poser sa musique avant de l’élever puissamment, poussé par deux compagnons qui ont fort à faire dans un groupe à la formule atypique puisque ne comptant pas de contrebassiste (c’est assez rare pour le souligner). Mais la main gauche et les savantes constructions harmoniques de Craig Taborn, le drumming époustouflant de Nasheet Waits, véritable polyphonie enlacée au jeu de Chris Potter, ce dernier d’une droiture et d’un lyrisme peu communs, veillent au grain. Commence alors une grande traversée, exposée en longues et majestueuses compositions défiant l’idée même du temps. Le concert est pensé comme une longue ascension, on monte très haut, rien ne semble pouvoir s’opposer à cette force de la régénération. Chris Potter sait aussi accorder des instants de pause, lorsqu’il empoigne une flûte dont il modèle le son au moyen de quelques effets électroniques (sans jamais en abuser toutefois). Alors cette belle musique se pose temporairement, définissant un climat amniotique, apaisant. Avant de repartir de plus belle, sur un chemin qui mène tout droit à l’exultation et à un nouveau lever de soleil, un Sunrise Reprise.

C’est une véritable cérémonie en musique, une métaphore des retrouvailles, qui s’est jouée ce soir, sous la férule d’un grand monsieur du jazz d’aujourd’hui. Et l’un des temps forts de cette édition de NJP, soit dit en passant.