Chronique

Elliott Levin

Lisbon Connection

Elliott Levin (ts, fl, voc), Luis Lopes (g), Hernani Faustino (b), Gabriel Ferrandini (dms)

Il y a d’abord la dimension physique d’Elliott Levin. Ça peut paraître paradoxal, concernant un disque qui ne contient aucune image, mais à peine entend-on la voix profonde du flûtiste et saxophoniste de Philadelphie sur « It Was Just One of Those Crazy Thursday Things », on se persuade que c’est un colosse qui s’est emparé du micro, et l’enserre malgré les assauts répétés du batteur Gabriel Ferrandini et du bassiste Hernani Faustino. Une consultation du Net suffit à se le voir confirmer : le compagnon ancien de Cecil Taylor, acteur souterrain de la free music a le physique de sa voix, mais aussi de son jeu. Puissante, rogue, corpulente ; la silhouette idéale pour aller à la confrontation d’un trio portugais lui aussi très robuste où le guitariste Luis Lopes, dans un registre assez proche de Humanization Quartet, fonce en première ligne à l’assaut du soufflant.

Lisbon Connection est le témoignage de la rencontre de cette figure radicale de la côte Est avec la scène lisboète effervescente qui a depuis longtemps investi un jazz libre et rocailleux aux franges contondantes. Oui, cet orchestre est résolument virulent. Il y a dans le déchaînement de « Veselka Returns » un choc permanent, entretenu par une batterie insatiable qui pousse Levin dans ses moindres retranchements. Une lutte de chaque instant où les brisures électriques de Lopes éreintent les coups de boutoir du ténor comme pour les fragiliser. Faustino et Ferrandini sont notamment connus pour être la base rythmique de Rodrigo Amado, et l’on retrouve dans l’urgence de « Transfigured Locrian Night », où l’archet se lance dans une course-poursuite caverneuse, quelque chose de l’atmosphère suffocante du Wire Quartet. Mais les phrases alambiquées grognées par l’Américain comme un préambule à chaque titre ajoutent une dose de mystère ténébreux.

La rencontre entre Levin et les Lusitaniens fera penser aux ponts transatlantiques tendus par Papanosh avec Roy Nathanson ou plus sûrement entre István Grencsó et Lewis Jordan ; une incursion de musiciens européens dans l’univers poétique des marges étasuniennes qui épouse parfaitement le leur. La colère sous-jacente qui transparaît de cet album coup-de-poing n’empêche pas une certaine légèreté, en témoigne le magnifique « Lis-Bow/Blow… Ahh ! » où une flûte s’échappe d’une électricité volcanique. La Lisbon Connection vient d’annexer Philadelphie dans le bruit et la fureur. Un vent libertaire y souffle. Il emportera les amoureux de la musique libre et pugnace.