Chronique

Fabrizio Cassol

Strange Fruit

Label / Distribution : Blue Note

Parallèlement aux vingt ans d’Aka Moon célébrés avec enthousiasme dans un récent Unison, les musiciens du trio ont toujours aimé s’offrir des petites échappées belles au cœur de leur univers propre. Après le remarquable Lobi porté par Stéphane Galland, voici que le saxophoniste Fabrizio Cassol présente Strange Fruit, spectacle audacieux qui se traduit par la sortie d’un disque sur le label Blue Note. Depuis VSPRS, un disque inspiré du Vespro della beata virgine de Monteverdi, on sait Cassol très motivé par les œuvres pluridisciplinaires, mélangeant notamment danse et musique. Avec Strange Fruit, qui prend bien évidemment naissance dans le célèbre poème de Lewis Allan, le voyageur infatigable empoigne son célèbre alto pour s’engouffrer au cœur de la musique, et y abolir toutes frontières.

Accompagné d’une kyrielle de musiciens amis, de Michel Massot au trombone à Bo Vanderwerf au baryton en passant par ses comparses d’Aka Moon, Cassol brandit « Strange Fruit » en étendard pour mener une révolte teintée de mélancolie ; au delà d’une nécessaire dénonciation du racisme, Strange Fruit est un cri, un symbole presque christique de la nécessité absolue du partage des cultures. Lorsque Claron Mc Fadden, déjà aperçue dans VSPRS, s’empare du standard transcendé par Billie Holiday, elle le fait sur la ligne de piano émaciée d’Eric Legnini, avant d’être rejoint par La Choraline. Ce chœur de jeunes belges nimbe de nouvelles couleurs ce « Strange Fruit » devenu plus solennel, jusqu’à l’irréel, lorsque le Black Machine de Baba Sissoko vient féconder ces fruits étranges de saveurs différentes.

La collaboration avec les musiciens maliens, entamée avec Aka Moon dans le remarquable Culture Griot, se poursuit dès « Didadi Horns » qui ouvre l’album dans une quête d’altérité toute emplie de polyrythmies. On retrouve l’impressionnant travail d’orfèvre de Cassol dans cette succession de tableaux qui balisent un opéra cosmopolite. Il mixe avec une surprenante légèreté de multiples dimensions pour créer une musique fureteuse. De scènes en actes, Strange Fruit va tout autant puiser sa sève auprès de la musique éthiopienne (« If Jesus » avec Kris Dane guitare/voix) qu’auprès de Bach dont l’adaptation de la Passion de Saint Matthieu est un moment suspendu au mitan de l’album (« Sehet Jesus »). Comme tout opéra, Strange Fruit a sa diva. De « Soukora » où Manu Codjia discute avec le ngoni de Sissoko, jusqu’au tubesque et lumineux « Les enfants de la rue », Oumou Sangare remplit ce rôle à merveille, formidablement mise en valeur par Cassol. Elle est naturellement l’inspiration première de ce disque qui consacre les voix.

Il serait de bon ton, chez les entomologistes, de parler de jazz, d’Afro-Beat, de musique mandingue ou de pop (« Some Days », le morceau « akamoonien » où s’illustre David Linx) pour qualifier ce disque très riche. On citerait alors les pygmées Aka qui ont tant marqué l’histoire du saxophoniste (« Chœurs Pygmées », véritable performance de Maria et Kezia Daulne). En réalité, rien de tout ça. Ici, seule l’émotion est privilégiée, élevée même au rang de sentiment musical universel. Cassol abolit absolument toutes références poussiéreuses pour jouer une musique débarrassée de ses barrières. Strange Fruit est un spectacle troublant et ambitieux qui définit avec gourmandise la vision d’un musicien qui ne cesse depuis vingt ans de renouveler sa grammaire. Un disque addictif au possible !

par Franpi Barriaux // Publié le 12 novembre 2012
P.-S. :

Fabrizio Cassol (as, dir, comp), Oumou Sangare (voc), Baba Sissoko (voc, ngoni, tama), Claron Mc Fadden (voc), Marie Daulne (voc), Kezia Daulne (voc), David Linx (voc), Kris Dane (voc, g), Melissa Givens (voc), La Choraline (choeur), Diely Moussa Kouyaté (g, voc), Zoumana Tereta (so kou), Magic Malik (fl), Laurent Blondiau (tp), Bo Vanderwerf (bs), Michel Massot (tb), Stéphane Galland (dms), Michel Hatzigeorgiou (b), Eric Legnini (p), Makhan Sissoko (tama, voc), Djimbe Sissoko (tama, voc), Bazoumana Sissoko (tama, voc), Djatourou Sissoko (voc, tama), Yacouba Sissoko (voc, tama), Fabian Fiorini (p), Hamane Touré (g), Sékou Bah (b), Djénéba Dansoko (voc), Paméla Badiogo Mahapa (voc), Renauld Crols (vln), Sarah Klenes (voc), Anu Junnonnen (voc), Manu Codjia (g)