Scènes

Jazz Campus en Clunisois 2013

Une nouvelle édition des plus réussies pour finir l’été en beauté : un programme éclectique de « jazz vif » concocté par un directeur artistique heureux, le contrebassiste Didier Levallet.


Une nouvelle édition des plus réussies pour finir l’été en beauté : un programme éclectique de « jazz vif » concocté par un directeur artistique heureux, le contrebassiste Didier Levallet. Fidèle, je rejoins en ce mois d’août la belle Bourgogne sud aux terroirs agricoles généreux et aux vins blancs insurpassables, et finis l’été en pratiquant un séjour thématique passionnant qui décline « Jazz et Culture » : une des plus belles écoles de l’art roman, une abbaye fondamentale dans l’établissement de la chrétienté dans l’occident médiéval, et une programmation jazz et musiques actuelles qui favorise des projets intelligents. Contrebassistes leaders, concerts-improvisations de haut vol, instrumentistes virtuoses jamais ennuyeux et stages intelligemment conçus dans leur approche de la musique.

Arrivée à Cluny en milieu de festival, le premier concert auquel j’assiste en ce 21 août, est le « Solo pour trois » de Guillaume Séguron que je suis fidèlement depuis cet été à Avignon où il participait au festival Têtes de Jazz en tant que groupe sélectionné par Jazz Migration. Il y contribuait aussi à une adaptation de L’Etranger de Camus dans le cadre du festival « off ».

Guillaume Séguron © F. Bigotte

C’est peu de dire que la musique a évolué depuis la création de ce répertoire, ce qui est logique après quelques concerts (hélas trop peu nombreux). Connaissant sa genèse et ce qui sous-tend cette longue suite de tableaux contrastés évoluant du méditatif au lyrique, je reconnais « Waiting for Stewart » [1]. Une amie qui écoute la musique sans rien connaître des entours du projet nous avouera ensuite avoir voyagé à l’Ouest, dans une Amérique profonde, celle des nouvelles de Raymond Carver.Ample, vibrante, dans une succession de tempi contrastés, la musique de ce trio équilatéral ne nous laisse pas reprendre notre souffle. Sans batterie, il évoque les groupes de Jimmy Giuffre - d’ailleurs, le rappel est une composition du clarinettiste, « The Green Country », qui correspond parfaitement à la Bourgogne et au cadre clunisois. Pas d’expérience limite mais une musique inspirée, travaillée, pertinente, qui répond à un univers précis et imagé. Un fort beau projet ; d’ailleurs, le directeur artistique de Jazzcampus, Didier Levallet, me confiera non sans une certaine satisfaction que, décidément, les contrebassistes sont de formidables leaders et porteurs de projets. Ce que confirmera la suite du programme…

Cinéphiles et mélomanes éclairés, en se retrouvant à Cluny Guillaume Séguron et François Raulin prennent toujours plaisir à échanger. Le pianiste est l’animateur très apprécié des stages de big band. Et il a mis, au programme cette année, Africa Roots and Fruits, autour de Chris McGregor, musicien particulièrement cher à Didier Levallet.

En deuxième partie de soirée je découvre l’« Alphabet » du saxophoniste Sylvain Rifflet que j’avais entendu avec son Rocking Chair aux côtés notamment de la trompettiste Airelle Besson. [2] Rifflet fait partie de la jeune garde créative qui oeuvre dans le champ vibrant d’infinies nuances des musiques actuelles. Un peu désemparée, je n’entre pas facilement dans ces pièces qui s’enchaînent rapidement, avec fluidité, mais donnent une impression de monochromatisme (plus que de monotonie, heureusement). Sylvain Rifflet présente le tout avec humour et nous donne quelques clés ou pistes pour mieux comprendre son univers. Cette fois, il s’agit de jouer avec les lettres comme avec les notes. Rimbaud, qui voyait les voyelles en couleur, a inauguré ces correspondances avec son alphabet et son « alchimie du verbe ». Ici, comme dans un rébus, les compositions portent le nom d‘équations - sur « A = B » (que l’on pourra comprendre comme le « la » de la flûte équivalant au « si » de la clarinette), ce sont ces tonalités qui prédominent. Sur « C # D », c’est le contraire. Autre association, cinéphilique cette fois, pour « To Z », dont le développement rêveur renvoie au Z de Costa-Gavras, cinéaste apprécié du saxophoniste, [3].

Sylvain Rifflet Alphabet © H. Collon

Le spectacle, dûment répété, mis au point en résidence en 2010 à Jazz au fil de l’Oise, évolue entre création ludique et énergie rageuse [4] dans le bien nommé « Electric Fire Gun ». Le batteur Benjamin Flament, adepte des métaux travaillés (Metal-O-Phone, Radiation 10), s’est bricolé un set de métaux traités, une « batterie de cuisine », un attirail étrange, digne des plus belles brocantes. Sur des boucles rythmiques ou mélodiques qui servent de point de départ, les solistes s’emparent de la mélodie, dont Jocelyn Mienniel, omniprésent à la flûte (un instrument qui, décidément, revient en force dans les projets actuels, et permet de mêler sonorité aérienne, limpidité du phrasé et sens rythmique évident grâce au souffle et ses effets percussifs). Une musique à la croisée d’influences diverses, des minimalistes au rock progressif, en passant par l’électro orchestral post-moderne. Il est aussi question du « clochard céleste » du New York underground des années 50, un des pionniers de la musique répétitive, Moondog, auquel Rifflet a récemment rendu hommage. Le saxophoniste exécute diverses manœuvres visuellement spectaculaires (il donnera même en rappel sa version soliste d’un air de la chanteuse Camille). Serait-il amateur de danse et de respiration circulaire ? Il est évident que tous partagent une vraie maîtrise de l’instrument autant que des traitements électroniques. Assez étonnant, même si je préfère de loin entendre Rifflet souffler dans son saxophone que le voir jouer avec son vibraphone miniature et ses autres instruments-jouets.

Le lendemain au Théâtre de Cluny, nous retrouvons Sylvain Rifflet, cette fois en duo avec Pascal Schumacher, le jeune vibraphoniste luxembourgeois lauréat du Tremplin Jazz d’Avignon en 2004, face aux redoutables Français de TTPKC et le Marin. Son quartet aux couleurs flamandes, avec Jeff Neve au piano, avait conquis les résistances du jury grâce à son esthétique, son style résolument différents. Une autre « jazz attitude ». Le duo se livre à un exercice impeccable que le public apprécie. S’il n’y a pas, cette fois, de disque à vendre, on assiste là à quelque chose de rare, d’inédit, créé dans l’instant, en toute complicité : les deux musiciens se sont rencontrés par l’entremise du contrebassiste Marc Demuth, un des plus formidables organisateurs de rencontres entre Belgique, Luxembourg et France. C’est que la libre circulation dans le monde du jazz, si elle n’abolit pas les frontières, favorise la traversée sans accroc, en se passant de Schengen. J’apprécie davantage les titres de Rifflet (« Electronic Fire Gun », « C # D ») dans ce contexte. Pour le final, encore une composition inspirée de Moondog, « Perpetual Motion », que la chaîne Mezzo mettra à l’honneur en septembre. Ce sont les pièces courtes, les formules resserrées, les duos qui dégraissent, creusent la matière jusqu’à l’os ou permettent des numéros de voltige, acrobaties et autres loopings sonores, sans filet. Plus épuré forcément, plus lisible, on entend à merveille le saxophoniste qui, toujours aussi visuel, serait fort à l’aise dans un film ou une chorégraphie, comme dans ce titre (à plusieurs sous-entendus phonétiques) « L » ou « Elle » ou « Aile(s) ». Rifflet danse avec ses instruments, descend ses gammes en slappant… formant un contraste visuel frappant avec la gestuelle impeccable du vibraphoniste, virtuose d’une autre forme cultivant sobriété et élégance du geste.

En deuxième partie de soirée, le quartet de Claude Tchamitchian « Ways Out » (Abalone), favorise l’alliance des cordes (toutes sortes de cordes, du violon ténor à la contrebasse) et de l’électricité. Une musique bien sombre de la part de cet étonnant contrebassiste toujours jovial, capable de nous faire voyager sur la terre ancestrale avec des "Promesses du vent », ou dans les lumières d’« Etchmiadzine » pour la fête des huiles. « Une musique qui permet tout… toutes les échappées possibles » dit-il en présentant son groupe : formidable paire rythmique avec le choix de Christophe Marguet, essentiel pour tenir l’attelage où s’envole, porté par une énergie bouillonnante, le guitariste Rémy Charmasson qui fait bien plus que de brosser de larges arrières-fonds, entouré des interventions mesurées, ténues mais intenses de Régis Huby aux différents violons.

Claude Tchamitchian © F. Bigotte

A l’instar du maître Charlie Haden, voilà une tentative mûrement réfléchie et qui se perpétue, un engagement sérieux irremplaçable, autant politique que poétique. Une musique qui, plus que de jouer sur l’émotion, provoque une réflexion, intense et grave, avec en exergue, les conseils de cet autre grand voyageur, Nicolas Bouvier : « Entre dans la forme, sors de la forme et trouve ta liberté ».

Dernière journée : 23 août

Trois concerts de taille de durée variables, donnés dans des lieux différents, qui traduisent bien l’esprit de Cluny. Comme le souligne Didier Levallet, il existe ici un foisonnement de points de vue, de propositions, d’humeurs. Et il en est la cheville ouvrière.

Sous le tilleul du haras, le duo malicieux et insolite de la piquante flûtiste Sylvaine Hélary (un petit air de Sabine Azéma) et de la pulpeuse violoncelliste Noémi Boutin, volontiers mutine : un concert champêtre et comme impromptu, prélude au pique-nique, un spectacle composé de voix, gifles, reproches et disputes (feintes), sur des pièces écrites à l’intention des musiciennes par Albert Marcœur ou Frédéric Aurier. Certaines furent testées dans l’émission d’Anne Montaron « A l’improviste », telles ces miniatures, joliment intitulées « Apparitions », signées Marc Ducret qui aime à travailler le champ de l’écriture musicale théâtrale, de la performance vocale autant que dansée. Une combinaison de champs artistiques sans exclusive. Suivront « L’ange du bizarre » en hommage à Poe, des contes et légendes sur les préparatifs d’une princesse orientale convolant en justes noces, avec un époux de 37 ans son aîné et qu’elle n’a jamais vu évidemment, puis « Sonnailles et moissons », sortes de pièces d’ethnomusicologie percussives, avec impros parlées, chantées, criées, frappées. Virtuose, ludique, ce spectacle est enchanteur.

Plus tard, au coucher du soleil, toujours sur l’herbe, mais cette fois dans le cloître aux belles proportions de l’abbaye, c’est à un autre duo que nous aurons affaire : Michel Mandel et Yves Gerbelot, du collectif grenoblois La Forge, « artisans opiniâtres » œuvrant à un répertoire sobrement intitulé « Tuyaux » ; car c’est bien de cela qu’il s’agit : tirer parti des sons et autres glougloutements de leurs clarinettes et saxophones (baryton en particulier). Visions brèves et sonores, sans paroles, haïkus… tout un chapelet de petites pièces aux noms évocateurs (ou non) : « Semence sidérale », « Nusrat », « Poisson-chats », « Spéléo », « Doppler » et autres « Clés de douze »… Un attirail de ferraille, un bric-à-brac qui fonctionne, des impros qui se lancent sur le fil, ou plutôt le souffle (le tube de Queen « Another One Bites the Dust ») ; alors que l’un prendrait plutôt son temps, délicat et caressant, l’autre éructe, souffle, crache, bat du pied, transformé en « homme-batterie ».

Pour clôturer mon édition 2013, rendez-vous au Théâtre pour les Voix Croisées de Didier Levallet. Un concert attendu qui se révélera être une véritable réussite, avec son casting impeccable - un trio de soufflantes aussi douées que complémentaires, un batteur souple et rebondissant - et des compositions originales traversant l’histoire du jazz, que le contrebassiste n’a jamais laissé loin derrière lui. C’est tout un florilège : du bop où il est question d’« Adélie », de « La Jetée », au West Coast (on entendrait presque Shelly Manne et Ralph Pena), sans oublier les fanfares à la Brotherhood of Breath (« Sonia », du trompettiste Mongezi Feza), souvenir d’un passage dans le groupe européen de Chris McGregor, dans les années quatre-vingts. Ce n’est que le quatrième concert du quintet, le plus abouti à ce jour, aux dires des « filles », et à la sortie, le disque sera vendu en un rien de temps.

Didier Levallet « Voix croisées » © F. Bigotte

Ce projet a été mûrement réfléchi par le contrebassiste qui, libéré de ses obligations professionnelles, a pu prendre son temps (tous les membres de son quintet sont « de premier choix », annonce t-il malicieusement). Le trio féminin assure. Céline Bonacina emporte l’adhésion par ses solos superbes, intrépides, volontaires, et par sa présence surprenante vu son gabarit. Airelle Besson, ferme et juste, magnifique dans les passages à l’unisson. Sylvaine Hélary, elle, donne de la voix et fait sonner ses flûtes - du piccolo à la flûte basse - de fort belle manière. Hauteurs de timbres et puissances différentes, un sens du phrasé différent chez chacune… voilà qui compose un trio souverain. On retiendra cette vision d’une ville schizophrénique, le Berlin d’avant 1989, partagé entre tango et blues (à chacun de choisir son camp et sa musique), ou encore le malicieux « Le (dur) désir de durer », inspiré d’Eluard et revisité par Lacan. D’ailleurs tout est bel et bon dans ce concert, du casting aux compositions, de l’exécution aux présentations jubilatoires d’un directeur artistique comblé. Une évidence lumineuse quand on le regarde jouer et tenir fermement l’attelage avec le soutien impeccable du batteur François Laizeau. Comme délivré de toute contrainte, avec le bonheur de jouer une musique aimée qui en devient forcément aimable, Didier Levallet, s’il est de la génération qui vécut le triomphe de la « New Thing » et dynamita les évidences, est un fin connaisseur du jazz dans sa continuité, qu’il dirige l’ONJ (dernier concert de Jeanne Lee avec Mal Waldron), se livre à de folles improvisations bruitistes avec l’accordéoniste Pascal Contet ou rejoue « Lonely Woman » au sein d’un trio radieux (Jean-Charles Richard/Ramon Lopez). Claude Tchamitchian, en exergue de son propre concert, reconnaissait tout ce qu’il devait aux musiciens de cette trempe, qui ont œuvré pour le développement des musiques actuelles et improvisées. Quand il nous annonce « C’était du jazz - étonnant, non ? », on sourit de plaisir avec ce grand improvisateur et adepte du free qui a marqué l’histoire de cette musique en France mais qui, parallèlement, n’a jamais cessé de regarder dans le rétroviseur, de mettre des pas dans ceux de ses pairs.

Il y avait donc, dans ce cru bourguignon 2013, du jazz décliné sous toutes ses formes, un programme concocté aux petits oignons par un D. A. heureux. Des musiques moins élitistes qu’il n’y paraît devant un public conquis qui en redemande tous les ans. Quant aux stagiaires, non moins fidèles, ils assistent bien sûr aux concerts du soir mais assurent ensuite un bœuf très jazz avec au piano un François Raulin toujours disponible pour improviser et soutenir les bonnes volontés. Je n’ai pas pu voir (hélas !) leur concert annuel - dont on m’a dit le plus grand bien - et j’ai également manqué le triomphe de Laurent Dehors et de sa folle « Petite histoire de l’opéra », que j’avais aimée à Jazz à La Tour d’Aigues l’an dernier. Mais c’est une autre histoire…

par Sophie Chambon // Publié le 16 septembre 2013

[1James, l’acteur hollywoodien vieillissant des westerns crépusculaires d’Anthony Mann (L’appât, Winchester 73) mais aussi Stewart Copeland, le batteur inspiré de Police.

[2Comme il n’y a pas de hasard, cette dernière étant une ancienne stagiaire de Cluny (avec Jean-François Canape), nous la retrouverons dans les « Voix croisées » de Levallet.

[3Il évoquera aussi l’Après mai d’Olivier Assayas.

[4Guitare omniprésente et trop forte, très « frippienne » (?) de Philippe Gordiani (un des piliers de l’« I. Overdrive Trio »).