Chronique

Keith Jarrett

No End

Keith Jarrett (elg, elb, dms, kbds, fl, perc…)

Label / Distribution : ECM

Tête rentrée dans les épaules, dos courbé, visage grimaçant trahissant l’abandon de l’improvisateur… il y a ce Keith Jarrett là, oui. Celui qui incarne l’élégance, la brillance et la complexité de l’improvisation jazz, celui dont chaque disque est considéré comme un événement, quel que soit le tiroir dont il sort. Jarrett le musicien n’est évidemment pas exclusivement pianiste, et pas nécessairement virtuose. On a pu l’entendre par le passé toucher à tout ou presque, entre autres au sein du quartet réunissant Dewey Redman, Charlie Haden et Paul Motian. Le fougueux jeune homme y empoignait volontiers un saxophone alto, des flûtes ou des percussions, participant à l’élargissement de la palette de possibilités d’une formation en perpétuelle recherche.

En 1986, un an après la sortie chez ECM de Spirits (petit frère « officiel » de No End), alors même qu’il focalisait sa carrière sur le Standard Trio (avec Gary Peacock et Jack DeJohnette), Jarrett s’enfermait quelques jours dans son home studio, seul, pour y enregistrer des morceaux sur lesquels il tient tous les instruments, comme jadis sur Restoration Ruin, superposés par le biais du re-recording. Une grosse masse d’overdubs qui permet de mesurer à quel point il peut être un guitariste intéressant, un bassiste correct et un piètre batteur… La musique en elle-même est très agréable. On se laisse gagner par un spleen délicat, un curieux état de flottement que l’alternance de grooves et de rythmes incantatoires contribue à maintenir. Les compositions sont belles et les fans du pianiste seront ravis d’entendre ce grand musicien s’amuser à faire tout autre chose. D’autant que ses moyens plus limités sur les autres instruments que le piano le contraignent à faire preuve de plus de concision, à rester centré sur le cœur de son propos sans que ses mains trop habiles ne l’en éloignent.

Seulement voilà. Un bon disque, ce n’est pas la simple somme d’une jolie matière première et d’un exploit technique. Il manque une âme à ces enregistrements. La batterie sonne mal. L’interaction, forcément artificielle, est limitée, voire poussive. Difficile de savoir à quoi étaient initialement destinées ces prises. Quinze ans après, elles sonnent, une fois compilées, comme une excellente (bien que trop longue) maquette. On peut dès lors s’interroger sur la nécessité de les rendre publiques aujourd’hui. Il y a fort à parier que beaucoup de mélomanes apprécieront, et à juste titre, cet exercice mené de main de maître par Jarrett le surdoué. On ne peut s’empêcher, malgré tout, de songer à ce que cette musique aurait pu être si elle avait été interprétée par un collectif vivant. A défaut de festin, on a garde en bouche un goût amer inhabituel. Peut-être faut-il simplement prendre ce disque comme une œuvre inachevée, un document témoignant des incessants débordements créatifs d’un musicien hyperactif… L’intérêt que l’auditeur y portera dépendra alors de ce qu’il s’attend à y trouver.