Tribune

30 ans du MegaOctet : 1989-95 première époque

Thierry Virolle, longtemps associé à la destinée de l’orchestre, se souvient.


MegaOctet 2011 © Christian Taillemite

En tant qu’administrateur de la Compagnie aime l’air, la structure qui accompagne les projets du pianiste et organiste, compositeur Andy Emler, Thierry Virolle a été au plus près de cet orchestre particulier dans le jazz moderne et qui fête cette année ses trente ans. Pour Citizen Jazz, il raconte en plusieurs épisodes.

1989-1995 : le MegaOctet première époque !

Mega quoi ? Mega comment ? Mega qui ?

François Verly, Gérard de Haro, Eric Echampard, Andy Emler et Claude Tchamitchian, studio La Buissonne, 2008. © Jeanne Davy

Fin 1989, Andy Emler, lorsqu’il trouve ce nom, MegaOctet, ne sait pas qu’il devance le parler numérique et qu’il composerait une musique qui transcendera les genres sans l’avoir cherché…
On lui refusa l’Orchestre National de Jazz pour une fausse bonne raison, alors Andy trouva une juste réponse en montant un octette à neuf, soit finalement un Mega octette, qui par mûrissement successif s’acceptera en MegaOctet.
Oui un “M“ et “O“ majuscules depuis 2004 pour l’identification claire et univoque...

Le bonheur est un hold-up permanent, n’oubliez jamais ça !“ – Léo Ferré

L’ensemble MegaOctet naît donc d’un contre-pied et d’un cadrage-débordement, pourrait-on dire pour cet amoureux du rugby - en fait, comme un pied de nez !
La fondation/constitution de l’orchestre avec les premières répétitions date de novembre 1989.
À neuf, c’est un MegaOctet, une sorte de vaisseau musical insoumis. Bref, on a davantage affaire à un « octette plus » enrichi de saveurs et de cultures multiples où mijotent Vietnam, Danemark, Belgique, Pays Basque, Madagascar et France, qu’à un « nonette basique », mené par un « catalyseur d’énergies » affamé de grands espaces sonores.

Les noms : Beñat Achiary – voix, Nguyên Lê – guitare, Michel Massot – tuba et trombone, Philippe Sellam – saxophone alto, Simon Spang-Hanssen – saxophone ténor, François Moutin – contrebasse et basse, Tony Rabeson – batterie, François Verly – percussions, Andy Emler – piano, claviers, direction et compositions.

Certes, mais pourquoi ces musiciens-là ? Hasard ?
Nous serions tenté d’avancer que le hasard est objectif, comme l’explora André Breton.

Tentative d’explication :
Andy Emler jouait en trio avec François Verly et François Moutin. Hop, embarqués !
Plusieurs fois Nguyên Lê croisa sa route, le gars Emler adorait son jeu, allez : un autre. Philippe Sellam avait déjà rang de complice ès-musique, donc il intégra le gang illico, alors que le Danois Simon Spang-Hanssen voulait depuis des années partager la scène avec lui. Pourquoi ? On ne sait !
Mais explique-t-on ce type de désir ?
Michel Massot fut recommandé à Andy par Monsieur X, qui savait certainement qu’un tubiste pouvait être un acrobate ou peu s’en faut, et ça n’a pas de prix ! Suivant.
Allons-y pour Beñat Achiary, acolyte et voix libre pour les plateaux performance de la chorégraphe Anne-Marie Raynaud – aujourd’hui disparue.
Manquait un batteur, puisque François Verly souhaitait s’adonner à une riche collection de timbres que les multiples percussions lui apportaient. Un batteur donc, et vite ! puisqu’il restait deux après-midi de répétition avant la création.
Tony Rabeson fut appelé, et la surprise du chef arriva : il ne lisait pas la musique ! Enfin, pas sûr.

Nguyen Le © Jos Knaepen

Et peut-on être sérieux sans humour ? À voir.

Même augmenté, un « octette » recouvre essentiellement une formation étoffée de « jazz », et cela ne collait pas avec les aspirations d’un musicien ouvert à tous les courants d’air depuis son apprentissage musical. Sans doute l’atavisme familial le prit-il sous son aile, puisqu’Andy aime l’air, voyez-vous ; et quand, de plus, on naît petit-fils de Jacques Emler, pilote pionnier de l’Aéropostale, alors on se vit en bonne compagnie.

Celui qui faillit devenir champion de tennis – eh oui !, s’improvise chef de band(e) et imprime à ses compositions et arrangements musicaux l’art de la montée au filet, du lift, de la volée, de l’amorti, du lob, du slice, du revers, du contre-pied, du jeu de fond de court et du service le long de la ligne.

Un homme en et du mouvement s’affirme tranquillement et durablement. D’ailleurs, encore aujourd’hui, n’a-t-il pas l’habitude d’annoncer au public des pièces musicales en plusieurs mouvements dont le premier fait implacablement quarante-cinq minutes... !
Une signature de l’incorrigible farceur qu’il est et qui dit la distance qu’il garde face à l’esprit de sérieux.
Et peut-on être sérieux sans humour ? À voir.

Pour le premier concert du groupe, dans une improbable furie du temps, un répertoire fut écrit en urgence, suivi de quelques répétitions, et ainsi naquit à la scène le MegaOctet à l’aube de l’année 1990, lors d’un concert en éclats aux Gémeaux à Sceaux le 26 janvier, par les bienfaits d’une “carte blanche“ à Henri Texier qui invita le groupe dans le cadre de Sceaux What. Ce fut comme une tornade musicale soudaine, qui interrogea beaucoup : “c’est quoi cette musique, d’où vient-elle ?“ La question reste ouverte...

Une aventure artistique et humaine, vive et mouvementée s’ouvrait alors ! Le temps seul l’authentifiera.

Oui : “une aventure artistique et humaine“, ce sont là les mots de celle qui aura l’honneur de dompter et cravacher tout à la fois cette embarcation singulière et folle entre 1989 et 1995 : Dominique Jézéquel, qui depuis n’a jamais ressenti une telle urgence de vie dans sa carrière professionnelle, confesse-t-elle.
Elle fut happée pendant cinq ans aux côtés d’Andy et des musiciens de l’orchestre. Un labeur sans pause mais avec un complet bonheur à porter cet ensemble.
Il faut peut-être y voir, certes l’embellie par la mémoire - nous sommes trente ans plus tard - mais aussi l’ardeur de la jeunesse qui sait trouver les clés de sa liberté. Un moment d’accomplissement dans le temporaire reste purement jouissif.

A cette époque, encore fouettée de désir d’art et de culture quoi que l’on en pense aujourd’hui, Andy pouvait imaginer un écrin pour son orchestre et donner sens à la vision auditive de son oreille absolue.
Alors il fit appel à ces compagnons de l’ombre essentiels à l’accomplissement de l’ouvrage : un régisseur de concerts et de tournée – Francis Herbin, un ingénieur du son – Jacques Laville, un éclairagiste – Jean Grison assisté de la pianiste Nathalie Fortin lisant les partitions pour envoyer les “top“ lumière...
Avec l’infatigable Dominique, ce sont là les quatorze acteurs de la première traversée estampillée MegaOctet.

il écrit “savant“ mais pour “toutes les oreilles“

Dès ses premiers concerts, ce turbulent vaisseau renversa les convenances musicales dans l’ouïe de beaucoup, puis il reçut le soutien de professionnels aux tympans ouverts pour amener ce groove inusité à un public curieux puis conquis. Avec son laboratoire à musiques, expérimental et généreux, Andy Emler entamait sa longue marche...
Mais par où et comment l’attraper cet orchestre ?

Mémoire de la mer, la musique est mémoire de la mer.“ Miguel Angel Asturias

L’ampleur musicale du MegaOctet, ses emprunts, ses références le rendent quelque peu inclassable. Voire iconoclaste parfois. L’écriture d’Emler met à mal les références musicologiques convenues, il écrit “savant“ mais pour “toutes les oreilles“ comme il se plaît à le dire, et place à portée de perception du public, souvent profane, la possibilité d’embrasser la musique avec jubilation.

Son initiatrice/inspiratrice, Marie-Louise Boëllmann, y est pour beaucoup et elle fut une “passeuse“ d’excellence. Elle lui offrit la découverte des grands écrivains “classiques“ joués à deux pianos, et en fille d’une lignée d’organistes de renom, elle lui transmit les clés de l’improvisation.
Dès lors l’élève allait s’emparer d’un magot inestimable, faire vibrer la notion de plaisir musical. Celui de jouer de la musique et de la partager.
Nous oublions parfois qu’un musicien joue d’un instrument avant d’interpréter une partition, et cette notion élémentaire semble encore trop souvent fuir l’enseignement de la musique.
Le MegaOctet se situe là, au carrefour de toutes les influences, avec cette éventuelle question au musicien : comment être interprète dans la liberté du jeu ?

Justement, en cette première période de l’orchestre ce sont des concerts en grand nombre dans des conditions loin du confort minimum, en France et en Europe avec des alliés influents dans le milieu de la diffusion et les surchauffes téléphoniques de dame Jézéquel.
Dans la boutique Emler, les cachets sont corrects et tout le monde perçoit la même somme, compositeur compris. Rien n’a changé depuis.

Les musiciens sherpas se colletaient à une réalité plus rude alors.
Comme le rappelle Andy amusé : “Nous transportions notre matos nous-mêmes dans les trains, les avions... A ce moment-là, l’orchestre jouait avec des synthétiseurs, Nguyên se déplaçait avec deux flight-cases, j’avais deux claviers plus un Fender Rhodes, un flight d’effets et deux hauts-parleurs, sans compter le kit de percussions de François Verly... Autant dire que c’était sportif lors des correspondances, surtout lorsque l’idée prenait à un musicien d’aller acheter un journal, deux minutes avant le départ du train !

Andy Emler © Jeanne Davy

Le groupe s’impose alors sur scène et dans la presse. Il projette avec acuité la notion de plaisir partagé, avec une distinction sans arrogance portée par une émotion intelligente.

Des épisodes marquants, il y en eut, inscrits dans la mémoire fluctuante des musiciens, mais nous évoquerons ici ce qui est vérifié et ne concerne que la musique.

Telle cette rencontre en mai 1991 au Palais des Congrès du Mans, lors de l’Europa Jazz Festival, entre Jacques Higelin et le MegaOctet. Bien qu’elle ait débouché sur un long et festif concert pour le très nombreux public, se terminant dans les rues de la ville avec une Batucada, cette rencontre a laissé un souvenir musical plus que mitigé pour Andy et les musiciens.

En 1992, le groupe reçut un premier Django d’or au titre de “meilleure formation de jazz français“ ! Ce qui montre que le terme “jazz“ est un utile et hétéroclite fourre-tout.

Il y a aussi ce concert de création autour de pièces de Frank Zappa, capté en 1994 à la Maison de la Culture d’Amiens dont une copie pirate nous est parvenue, et qui fait entendre l’aisance robuste et joueuse du Mega dans l’interprétation des œuvres du père des Mothers of Invention. La qualité sonore de l’enregistrement laissera Andy circonspect quant à son éventuelle exploitation.

C’est à l’occasion de ce concert que la future rythmique du MegaOctet apparut, composée du jeune prodige mauricien Linley Marthe à la basse électrique, et du fougueux mais talentueux Francis Lassus à la batterie.

Puis Rennes aussi. Nous étions en 1995 au festival “Les tombées de la nuit“, où Andy retrouvait son complice Michel Portal pour un concert avec le MegaOctet. De quoi aiguiser l’attente du public...
Ce fut compter sans les cris des mouettes de la place du Parlement de Bretagne entravant soudain l’improvisation de l’anxieux Monsieur Portal, et lui valant cette saillie définitive : “Même la nature est contre moi !“ C’est dire.

Durant ces années le leader tenait avec sa formation, un orchestre à la mesure de la période. Tonique et enjoué dans la forme, innovant et organique dans le fond. Ce que l’on ne manque pas de percevoir dans les deux disques parus chez Label bleu époque Michel Orier en 1990 et 1991.

Puis soudainement en 1995, Andy mit son orchestre en sommeil pour se lancer avec Patrice Caratini, François Jeanneau et Philippe Macé dans la direction collégiale de la Scène et Marnaise de Création Musicale. Homme de consensus et d’ouverture, il tenta l’expédition commune mais perdit vite ses illusions.

par Thierry Virolle // Publié le 29 septembre 2019
P.-S. :

Suite du portrait du MegaOctet la semaine prochaine !