Tribune

30 ans du MegaOctet : 2000-07 autre époque

Thierry Virolle, longtemps associé à la destinée de l’orchestre, se souvient.


MegaOctet 2010 © Emmanuelle Vial

En tant qu’administrateur de la Compagnie aime l’air, la structure qui accompagne les projets du pianiste, organiste et compositeur Andy Emler, Thierry Virolle a été au plus près de cet orchestre singulier dans le jazz moderne et qui fête cette année ses trente ans. Pour Citizen Jazz, il raconte en plusieurs épisodes.

2000-2007 : une autre époque !

La décade précédente s’achève sur l’arrêt de la Scène et Marnaise de Création Musicale où, durant cinq années tumultueuses, deux femmes ont aussi beaucoup apporté et donné : Samia Djitli et Malika Chaghal.
De retour de Guadeloupe, entré par la petite porte au sein de la SMCM, je me retrouve mêlé à cette histoire qui prend fin.
L’année 2000 s’annonce et François Jeanneau repart pour un Orchestre National de Jazz aux côtés du violoncelliste italien, Paolo Damiani, nommé directeur.

Dès lors Andy Emler et moi, après deux années à nous flairer puis à nous reconnaître, décidons de nous associer pour ouvrir un nouveau terrain de jeu. Ce sera la Compagnie aime l’air.
Nous étions là pour claironner au Ministère que des musiciens et compositeurs, classés « jazz » faute de mieux, pour le moins nationalement reconnus, devaient être soutenus à l’instar des metteurs en scène et des chorégraphes installés dans le paysage artistique et culturel officiel via leurs compagnies de théâtre et de danse.
Alors pourquoi pas une compagnie de musique ? Bernard Lubat nous avait précédés dans cette voie.
Cela n’allait pas de soi. Jusqu’alors l’Orchestre National de Jazz était l’unique vitrine du secteur, même si quelques orchestres d’obédience « jazz » percevaient de modestes subsides...

Le MegaOctet © Thierry Virolle

d’où vient le futur et où va-t-il ?

L’idée était aussi de faire reconnaître aux institutions centrales et régionales que des musiciens de l’envergure d’Andy Emler sont des compositeurs, simplement, avant que d’être des jazzmen. Et qu’à ce titre ils pouvaient prétendre à développer des projets musicaux et pédagogiques audacieux et pérennes.

C’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche.“ – Pierre Soulages

Remettre en jeu l’orchestre, qui fut sans nul doute un groupe phare dans sa première période, s’imposa comme une évidence.
Alors reprenons : d’où vient le futur et où va-t-il ?
Vaste question… Est-ce à cet instant que l’on peut parler de mémoire d’avenir ?

La mémoire est ce muscle que les musiciens, à l’instar des comédiens et des danseurs travaillent au quotidien.
Parler de muscle, de mémoire oui car cet ensemble reste mû par la vive ardeur du neurone unique dont Monsieur Emler dit être pourvu : “Mettre en route chaque matin THE neurone pour livrer une dose de musique journalière“.
Voilà le bref « discours de la méthode » que l’on nommera emlérienne.
Nous sommes mi-2000 et relancer la machine sur les routes de cette fin de siècle, n’est pas simple. Cinq années passées sans réel groupe à son nom, c’est une éternité à l’échelle du monde moderne.

Là encore ce fut une femme, Patricia Monceau, alors directrice de l’Espace Daniel-Sorano de Vincennes, qui mit sa vitalité et sa détermination pour accueillir la création « Pop unit » ( !) du Mega 2.0.
Le concert eut lieu le 29 septembre 2000, avec une brochette alléchante de huit musiciens (la nouvelle rythmique Linley Marthe, Francis Lassus, les fidèles François Verly et Philippe Sellam, Laurent Dehors et les deux nouveaux, Thomas de Pourquery – saxophone alto et François Thuillier – tuba), deux danseurs (Annie Vigier et Franck Appertet) sur des images de Ivan Landrieu et des éclairages de Jean-Claude Espardeilla.
Bien qu’aventureuse et ambitieuse dans sa forme spectaculaire, cette création montée sans réels moyens ne fut pas une réussite. Écrivons-le tout net.
“Pour avancer, il faut aussi savoir rater“ susurre alors le sage !

Linley Marthe © Patrick Audoux

Nous entrions dans le XXIe siècle et l’élan sociétal pour l’art et la culture s’essoufflait.

Avec ce MegaOctet renaissant, Andy abandonna l’électricité – allez, piano seul maestro !, et l’orchestre se fit acoustique porté par un quintette cuivré : un tuba, un cornet, trois saxophones et sa rythmique incendiaire qui consuma sa flamme très vite, laissant place un an plus tard à la batterie d’Eric Echampard et la contrebasse de Claude Tchamitchian.
Médéric Collignon, nouveau passager, showman naturel, raviva la voix du Mega de toute sa verve.

De nouveau l’enthousiasme musical est au rendez-vous mais commencent alors des temps moins swing.
Nous entrions dans le XXIe siècle et l’élan sociétal pour l’art et la culture s’essoufflait. Euphémisme.
Nous changions de monde. Dans la bouche du personnel politique et de ses décideurs, le coût des politiques publiques de la culture devint un enjeu de gouvernance économique, et une préoccupation comptable.
Dans la sphère « musiques actuelles versant jazz », les francs-tireurs – organisateurs, diffuseurs, musiciens – des années 80 devaient s’adapter lentement à la realpolitik, celle du chiffre et du résultat.
Difficile à ce stade de la vie du groupe de faire l’impasse sur ces problématiques nouvelles.

Changement d’ère Monsieur Emler, il faut trouver un oxygène épuré sous un air vicié.
En ces années 2000/2003, en exagérant à peine, nous aurions pu résumer nos dialogues avec les programmateurs dont la majorité se souvenait d’Andy, à :
- Qu’avez-vous à défendre comme nouveau projet musical, cher Andy ? On vous connaît certes, mais c’était au siècle dernier voyez-vous !
- Je relance mon MegaOctet, ce groupe que vous avez plébiscité il y a quelques années. Souvenez-vous !
- Oui mais à part ça sur quel projet musical ?
- Eh bien ma musique...
Silence gêné, soudain...

On l’aura compris, la rudesse du présent s’annonçait plein phares. Ce furent quelques concerts épars qu’il faudra aller chercher “avec les dents“. Mais l’orchestre existait envers et contre tout, les musiciens se sentaient engagés malgré le peu de gigs et nul n’aurait cédé sa place.
La magie Andy sans doute, avec son écriture toujours aussi joueuse, tonique et distinguée ?
Le concasseur d’esthétiques revenait petit à petit dans le paysage, la faim au ventre.

Médéric Collignon et Thomas de Pourquery © Thierry Virolle

En cette année 2003, la lutte pour sauvegarder le régime de l’intermittence occasionna des nuits blanches rongées par le doute et les colères intestines pour nombre de musiciens catalogués jazz.
De cette lutte naîtra la fédération Grands Formats, rassemblement de chefs d’orchestres, destinée à faire porter la voix et les idées des grands ensembles de jazz et de musiques à improviser, dans tous les débats de politiques culturelles concernant le secteur musical. Du jamais vu pour cette corporation de farouches individualistes.
Le MegaOctet rejoindra illico l’équipée.

Le Mega vivra, diantre !

En cette période troublée, il fallait conserver intacte la flamme du désir dans la torpeur épaisse qui interrogeait les têtes et les corps.
Vivre son art de haut niveau avant tout ! Simple dignité ? Vaste engeance...

Signe des temps, l’embarcation ne compte plus que onze marins lors de ses traversées, avec Vincent Mahey, le faux débonnaire mais virtuose dixième musicien à la console, et moi-même.

Novembre 2003 offrit trois concerts. Strasbourg avec le festival Jazzdor du fidèle Philippe Ochem, Penn Ar Jazz à Brest, puis le théâtre de Cornouaille de Quimper permirent sans doute de relancer l’orchestre.
Le théâtre de Cornouaille, une salle comble où deux jeunes femmes rencontrées au restaurant se retrouvèrent par hasard à écouter un spectacle qui leur fut dédié !
Impossible d’évoquer Quimper sans saluer la mémoire d’Étienne Tison, disparu bien trop tôt. C’est à lui que le MegaOctet doit sa venue dans cette salle. Étienne était l’un de ces artisans méconnus de la culture, de ces discrets essentiels qui permettent aux artistes hors courants de rencontrer le public...

La musique est un sport de combats, alors il faut savoir les mener sans trop se tromper mais avec pugnacité. Surtout.
Le Mega vivra, diantre foutre !

Puis 2004.
Quelques dates dont les festivals de Coutances, Vitrolles entre autres et le Duc des Lombards en octobre à Paris pour la sortie de Dreams in Tune, le troisième disque du groupe !
Les journalistes ont de nouveau de la matière sonore enregistrée à croquer avec les oreilles, agrémentée par la présence de Marc Ducret sur deux pièces et le tout enregistré par le maestro Gérard de Haro dans ses studios de la Buissonne !
Ce disque marque le début de la collaboration élective avec Yann Kersalé, créateur de « fictions lumineuses » qui, dès lors, vont illustrer les pochettes des productions d’Andy.
Une petite brise “Emler de retour aux affaires“ se fait sentir dans la profession, d’aucuns diraient un frétillement confirmé en 2005 puis les années suivantes malgré le creux de 2006.

Sur scène les musiciens concentrent énergie et folie, les soli explosent puis, comme pour faire respirer la bête, certains soirs arrive un duo des plus espiègles et imprévisibles. Thomas de Pourquery se lance dans « Marguerite », sa chanson fétiche, doublée en allemand par Laurent Dehors et harmonisée par Andy.
A la sortie le public en redemande, séduit, parfois chaviré, mais également circonspect après un tel voyage.
Face au MegaOctet, l’audience reçoit. Elle ne comprend pas toujours quoi mais cet indicible-là pénètre les affects, interroge les certitudes et enrichit les consciences, comme par une douce effraction. Jamais de violence !

MegaOctet à Banlieues Bleues 2007 © Hélène Collon
MegaOctet

Les répertoires évoluent, changent, surprennent et semblent combler cette bande de solistes, avides d’orchestrations inusitées, d’harmonies singulières, bref de nouvelle nourriture musicale made in Emler où chacun pourra s’exprimer au mieux.
Le nombre de concerts prend du volume, la Compagnie aime l’air via son chef d’orchestre est en résidence. Les subventions augmentent sans atteindre des culminances vertigineuses. La considération d’accord, mais dans la modestie.

En 2007 paraîtra West in Peace, avec un livret intérieur dans lequel Emler se fait chroniqueur pour expliquer chaque pièce. Ce disque est plébiscité.
Une tornade d’honneurs vient gifler l’orchestre, soudaine et inattendue.
Jugez plutôt : Prix de l’Académie du jazz 2007, « Emoi » de l’année 2007 Jazz Magazine, « Choc » de l’année 2007 Jazzman, « Elu » Citizenjazz puis Django d’or et Victoire du Jazz 2008...
Ne faut-il pas voir sous ce déluge d’éloges, le rachat de la « profession » après un oubli passé et coupable ? La question peut se poser.
Le Monde, sous la plume de Sylvain Siclier, ira jusqu’à titrer : « Un soir avec le MegaOctet, l’un des meilleurs orchestres de la planète » ! Il faisait très chaud en cette soirée de juillet...

L’équipage d’excellence ne chavirera pas sous les vivats !
Pour le chef de bande n’y aurait-il pas de quoi se reconnaître comme jazzman finalement avec tous ces honneurs comme parfumés d’ironie ?