Tribune

30 ans du MegaOctet : prêt pour 2050

Thierry Virolle, longtemps associé à la destinée de l’orchestre, se souvient.


MegaOctet 2017 © Christophe Charpenel

En tant qu’administrateur de la Compagnie aime l’air, la structure qui accompagne les projets du pianiste, organiste et compositeur Andy Emler, Thierry Virolle a été au plus près de cet orchestre particulier dans le jazz moderne et qui fête cette année ses trente ans. Pour Citizen Jazz, il raconte en plusieurs épisodes.

En avril 2007, au festival Banlieues Bleues, a lieu la première de la création Childhood Journey, partition écrite par Andy Emler pour les Percussions de Strasbourg et le MegaOctet.

Thomas de Pourquery/Laurent Dehors au Triton (2007) © Hélène Collon

Quinze musiciens en scène et un instrumentarium de percussions plus que respectable agrémenté d’indispensables « boites à meuh ».
Exercice de haut vol pour faire cohabiter deux mondes musicaux distincts aux usages et coutumes fort différents. Néanmoins le pari fut réussi.
Sur le temps cette partition fut interprétée six fois. Une gageure pour une production à gros budget rapportée à notre « petit » milieu, dont une à Besançon – respect Monsieur Romanoni qui nous demanda ce programme sans être sollicité ! –, une salle Pleyel à Paris, et la dernière, augmentée de la création mondiale de « Obsisens » signée Emler pour les Percussions de Strasbourg seules, le 9 novembre 2012 à Strasbourg au festival Jazzdor dans le cadre de la célébration des 50 ans des Percussions.

En 2008, nous fêtons les cinquante premières années du leader lors d’un Andyversaire !, à la Coupole de Combs-la-Ville. La scène nationale s’associe au Département de Seine-et-Marne pour une rencontre au sommet :
le MegaOctet avec les Percussions de Strasbourg, Élise Caron et Michel Portal en invités. Rien de moins. Fébrilité diffuse avant les premières notes mais réussite quand la salle se rallume, public conquis. Le maître de cérémonie peut savourer son demi-siècle. Heureux !

Le Triton, salle de « musiques présentes » sur la commune des Lilas aux portes de Paris, nous permet une résidence de création durant laquelle le MegaOctet travaillera et jouera son futur répertoire « Crouch, Touch, Engage ». Cela signe l’amorce d’un compagnonnage qui dure encore.

Le nombre de concerts croît, Jazzdor nous invite à Berlin cette fois. Nous parviendrons tout de même au festival Nancy Jazz Pulsations alors que les festivals les plus renommés restent rétifs. Pourquoi ? Mystère...

« Nous avons l’art pour ne point mourir de la vérité. » – Friedrich Nietzsche

François Verly, Eric Echampard, Claude Tchamitchian et Philippe Sellam © Thierry Virolle

En ces temps de rigueur budgétaire, le MegaOctet via la Compagnie aime l’air semble mieux considéré quand d’autres ensembles à musique innovante, malgré une dimension artistique indéniable et probablement équivalente, peinent à se faire aider dans des conditions correctes.
Les subventions croissent grâce à la volonté de quelques conseillers ès-culture avisés, les sociétés civiles de redistribution de droits suivent et aident, sans qu’Andy ne cherche pour autant à « séduire ».

Cet enthousiasme viscéral porte Andy Emler même dans les pires intempéries...

La situation globale de notre oasis musicale continue de se détériorer lentement et quoi qu’annonce le ministère de la Culture, le budget public dévolu au « spectacle vivant » diminue et les dotations aux/des Régions, Départements et Villes sont en berne...
Mais saluons ici l’invisible et pugnace travail de résistance de certaines personnes au cœur de ces institutions nationales et régionales, pour nous soutenir encore.

Ainsi va la réalité.
Le compositeur/musicien d’expérience et de talent, s’il veut continuer à défricher son univers musical, développer ses recherches, maîtriser son expression, ne peut s’en remettre qu’à la force vitale qui l’habite. Et cette force-là, il l’a cultivée par son engagement initial dans son art.
Cet enthousiasme viscéral porte Andy Emler même dans les pires intempéries...

Reviennent les années fastes. Le planning du groupe s’étoffe sensiblement. Une vague bienveillante portera le vaisseau quatre ans durant, de 2008 à 2011.
En 2009, l’année de ses 20 ans, grande première, le MegaOctet enchaîne trois dates consécutives en France. Tournée générale !
Grâce à la confiance et au talent de Charles Gil indispensable « tourneur-fraiseur de dates assemblées » selon ses mots, la Norvège, l’Estonie et la Finlande découvrent avec délectation la musique dessalée en bande organisée de Monsieur Emler, et elles expérimentent in vivo les inénarrables ambianceurs que sont Médéric Collignon et Thomas de Pourquery. Séance permanente assurée.

En juin, après de multiples atermoiements, sort enfin Crouch, Touch, Engage, quatrième disque du Mega. Double album. Un CD pour la musique enregistrée à la Buissonne, et un DVD pour les images tournées au Triton dans l’antre des Musiques Vivantes.
Bingo ! Plébiscite public, journalistique et professionnel !
« Choc » 2009 de la rédaction et des lecteurs Jazz Magazine/Jazzman, « Elu » Citizenjazz, Top 5 des disques jazz de l’année pour Le Monde et Libération, Django d’or et Victoire du jazz 2010 !

Puis, nous retiendrons qu’après Michel Massot, la Belgique réapparaît : le Bruxellois Laurent Blondiau, bugliste-trompettiste, intègre l’ensemble en 2010.
Le sieur Collignon joue l’avenir dans son Jus de Bocse.

Bis repetita en mars, trois dates se suivent en Allemagne et en Autriche, de la Brotfabrik de Francfort, au Porgy & Bess de Vienne en passant par l’Unterfarht de Münich.
Et là, concert d’anthologie à mon sens, enregistré par la WDR. Un public chauffé à blanc. Nous sommes soudain dans du théâtre musical ardent. En milieu de set, le duo Dehors/De Pourquery se met à l’œuvre : Dehors récite du Goethe en allemand, accompagné par les facéties spontanées et hilarantes de Thomas de Pourquery semblant traduire l’intraduisible, et derrière, la musique garde toute son imparable acuité calée avec une pertinente jubilation au creux de cette joute vocale. Nous vivons un moment d’improvisation sidérant. La salle est retournée.

Séance de prise des voix (2017, Studio La buissonne) © Christophe Charpenel

En 2012, l’agenda concerts s’amenuise. La vague porteuse est passée mais le gang en scène et sur disques ne perd rien de sa folle dimension musicale. Le compositeur suit le fil de sa prolixe inspiration.
Pour la sortie de E total en juin, le MegaOctet fait la couverture de Jazz Magazine et 14 pages intérieures lui sont consacrées ! Auscultation en règle et Andy passe aux aveux. Collector.

Zicocratie le film de Richard Bois sort. Consacré au MegaOctet et sous-titré « diriger un groupe mais dans quel sens ? », il interroge la direction d’orchestre d’Andy Emler et la vie du groupe, en phase de création, par la voix de sept témoins dirigeant ou ayant dirigé des équipes impliquées dans des réalités professionnelles diverses. Une réalisation hautement pédagogique, vivante, drôle mais qui dévoile trop le dessous des cartes pour certains.

Dorénavant la culture se pense et se gère en mode économique

Depuis 2013, ce seront encore quelques dizaines de gigs partout en France, avec des crêtes musicales en majesté à Marseille, à feu Jazz aux Ecluses de Hédé, à Jazz au fil de l’Oise, à Tulle, au Triton, au Paris Jazz Festival, à Jazz à la Villette... et des escapades au Luxembourg, en Allemagne, en Belgique et en Lituanie.
L’année suivante, le groupe laissera s’envoler Thomas de Pourquery en Supersonic ; Guillaume Orti, remplaçant jusqu’alors, devient membre de plein droit.
Mais malgré les soutiens renouvelés des aides publiques et des sociétés civiles pour la compagnie, il devient de plus en plus difficile de faire programmer un tel groupe dans des conditions financières garantissant des cachets décents à des musiciens de cette trempe...

Les jeunes arrivent le mors aux dents, moulus et aiguisés par des années de conservatoire, avec des groupes et des projets séduisants à des tarifs plus ajustés. Ah belle jeunesse, innocente jeunesse, imparable jeunesse !

L’offre musicale se fait pléthorique et, pour les groupes français ou européens, la concurrence est là car dorénavant la culture se pense et se gère en mode économique, sur une ligne artistique plus consensuelle. L’argent va à l’argent.
L’exception vient de programmateurs et festivals du secteur subventionné, majoritairement, et fervents défenseurs de l’innovation aux oreilles hardies mais aux moyens mesurés pour des musiciens de notoriété européenne, dirons-nous. Ne jamais oublier qu’aujourd’hui, des compositeurs comme Andy Emler demeurent des artisans d’art face à l’industrie musicale/culturelle toute-puissante.

Vincent Mahey, Andy Emler, Claude Tchamitchian et Eric Echampard © Thierry Virolle

Avec Vincent Mahey, en spectateurs privilégiés durant toutes ces années, nous n’avons pas le souvenir d’un concert raté. L’engagement physique, l’énergie, la densité musicale, la cohésion acquise par ces fortes personnalités sont tels qu’au-delà de la performance sportive de l’ensemble, c’est la musicalité qui prime dans son déploiement thématique et harmonique, dans ses arrangements subtils sans en avoir l’air et ses orchestrations au cordeau qui respirent l’oxygène de la vie et de la liberté.
Des spectateurs ont parfois déclaré que le MegaOctet devrait être remboursé par la sécurité sociale !

Alors en 2019/2020, nous fêtons les 30 années de cette aventure unique que mène Monsieur Emler avec une exigence faite d’humilité, de générosité, de bienveillance, et juste ce qu’il faut d’ego pour que cela soit bien entendu...
Le MegaOctet, un orchestre jeune depuis plus longtemps que d’autres !

Il y a deux ans, l’avenir de la Compagnie est passé dans les mains de Camille Janodet. Sa jeunesse futée, sa pertinence bien sentie et son culot tout rock’n’roll sont les gages d’un enthousiasme renouvelé pour les trente prochaines années de l’orchestre.

par Thierry Virolle // Publié le 13 octobre 2019
P.-S. :

Pour le clin d’œil et pour l’estime que je leur porte, je me permets de clore ce récit par des dédicaces toutes personnelles aux musiciens du Andy Emler MegaOctet. Quitte à ce que cela me soit reproché, j’assume.

Laurent Blondiau : tel un arpenteur d’espace, son souffle pose des paysages impressionnistes à fleur d’oreille et d’intuition

Laurent Dehors : une implacable urgence à débusquer un alphabet de liberté, des notes en cris à la recherche d’un oxygène neuf

Eric Echampard : l’irrésistible précision de sons ciselés, timbrés de justesse et toujours à l’heure, une métronomie acérée et vive

Guillaume Orti : un creuset d’harmonies audacieuses et brûlantes, d’une vigueur indicible, montées de la Terre vers des cimes insoupçonnées

Philippe Sellam : ce courant en boucles ascensionnelles qui va chercher la voix de l’âme tout là-haut avant d’éclater en un souffle libéré

Claude Tchamitchian : un chant délicat avec une puissance venue du ventre de ses origines, et la chaleur au corps d’une tendresse cachée

François Thuillier : une 5e colonne en ballerines dans un déhanchement savant qui met la danse des graves au bord des lèvres fines

François Verly : une chorégraphie de timbres joueurs pour ponctuer l’espace musical de rythmes volubiles, inspirés et fantasques


Premier épisode : 30 ans du MegaOctet : 1989-95 première époque
Deuxième épisode : 30 ans du MegaOctet : 2000-07 autre époque