Chronique

A. Mangelsdorff, J. Pastorius, A. Mouzon

Trilogue - Live !

Albert Mangelsdorff (tb), Jaco Pastorius (b), Alphonse Mouzon (d)

Label / Distribution : MPS

Le 25 juillet dernier, les trombones de la terre coulissaient de douleur : Albert Mangelsdorff venait de rendre son ultime coda. Il y a vingt-neuf ans, le tromboniste sortait un disque plein de vie : Trilogue. Enregistré live le 6 novembre 1976, pendant les Journées du Jazz, au Berlin Philarmonic, c’était une rencontre aussi improbable que détonnante…

En effet, tout est surprenant dans ce disque ! Albert Mangelsdorff est plutôt porté vers le post bop et le free, alors qu’Alphonse Mouzon et Jaco Pastorius naviguent en pleine fusion. Sans compter que le tromboniste n’aime pas les sons électriques… Le batteur joue avec McCoy Tyner, tandis que le bassiste fait partie de Weather Report et que le tromboniste baigne dans l’avant-garde européenne. Mangelsdorff est sous contrat avec MPS, Mouzon avec Blue Note et Pastorius avec Columbia. Et pour corser le tout, l’un vit à Los Angeles, l’autre en Floride, et le troisième à Francfort… Il aura fallu le désir d’Alphonse Mouzon (« Hé, Joe, ce tromboniste est trop ! Tu ne peux pas arranger un enregistrement pour nous ? » [1]), et l’opiniâtreté de Joachim E. Berendt pour que Trilogue puisse voir le jour.

Dans les années soixante-dix, Joachim E. Berendt ne se trompait pas quand il écrivait : « Il est ce que furent, il y a quelques années, Django Reinhardt et Stan Hasselgard : l’un des rares européens à avoir réussi à créer un style. Il reste sûrement des jazz-fan - sans doute pas en Europe, mais certainement aux États-Unis - qui ne connaissent pas Albert Mangelsdorff, mais tous les trombonistes de la terre l’écoutent et savent pourquoi ! Ce que joue Albert aujourd’hui, vous l’entendrez demain chez la plupart des autres trombonistes. »

Le 33 tours dure une cinquantaine de minutes et s’articule autour de cinq digressions sur des idées d’Albert Mangelsdorff. Laissons la parole à Joachim E. Berendt, témoin privilégié de cette rencontre inédite : « "Accidental Meeting » ne décrit pas uniquement la manière dont se produisit cette rencontre ; c’est aussi le titre du premier morceau qu’ils ont répété. Ce morceau d’Albert est également un accident : trois phrases écrites sur trois feuilles dans trois pays différents, mais qui se complétaient parfaitement, comme les trois musiciens. […] Le morceau éponyme, « Trilogue », a été baptisé ainsi par le directeur du festival, George Gruntz. C’est une pièce qu’Albert a développée à partir de ses concerts en solo. […] « Ant Steps On An Elephant Toe » est également issu d’un solo d’Albert. Il l’a enregistré dans Solo Now !. […] « Zores » vient du yiddish et signifie « trouble ». « Mores » est le mot latin pour dire les « bonnes manières [sic] ». Quelques années plus tôt, le guitariste Attila Zoller avait rapproché les deux mots, et Albert Mangelsdorff avait pensé que ça ferait un joli titre pour un morceau bebop. […] « Zores Mores » avait déjà été enregistré en 1967 sur Zo-Ko-Ma avec Attila Zoller, Lee Konitz et Albert Mangelsdorff. » [1] Quant au dernier thème, « Foreign Fun », il semble avoir été composé spécialement pour l’occasion, et avec « Trilogue », il a été filmé pour la télévision.

Des solos à base de roulements serrés et hyper-rapides (« Trilogue »), aux « splash » et « pêches » violents (« Zores Mores », « Foreign Fun »), Alphonse Mouzon fait preuve d’un dynamisme à toute épreuve, et assure une pulsation à tout va (« Ant Steps On An Elephant’s Toe »). Il n’est pas étonnant de lire que sur ce morceau, « le public dansait sur les côtés » [1], et on comprend pourquoi Albert Mangelsdorff disait : « Il m’a bouleversé dès la première écoute. C’est vraiment l’un des plus grands batteurs vivants. Il a un son unique. Et il swingue comme un fou… Je suis content d’avoir pu travailler avec lui. » [1]

Sur ce disque, Jaco Pastorius est, lui aussi, en grande forme ! Dans « Zores Mores », par exemple, son solo est évident : il déroule ses longues phrases sinueuses en les ponctuant ça et là de quelques accords. Et le chorus de « Ant Steps On An Elephant’s Toe », où il alterne accords, mesures mélodiques et riffs, est tout aussi beau. Quand il accompagne, sa ligne de basse, très libre et musicale, ajoute encore en densité aux morceaux (« Trilogue », « Foreign Fun » ou, en walking, au début de « Zores Mores » ). Quel plus bel hommage que celui d’Albert Mangelsdorff lui-même : « Sous ses doigts, à mon avis, pour la première fois le mot « guitare basse » a un sens, parce que Jaco joue à la fois de l’instrument comme une basse et comme une guitare. Il sonne réellement humain, et non électrique. » [1]

Albert Mangelsdorff utilise tour à tour sa technique polyphonique si particulière (« Trilogue », « Foreign Fun », « Ant Steps On An Elephant Toe »), un jeu « en ligne » d’une agilité remarquable (« Zores Mores »). Le tromboniste a clairement compris l’héritage des anciens : entre swing et free dans « Foreign Fun », plutôt hard-bop dans la première partie de « Zores Mores », et entre fusion et free dans « Ant Steps On An Elephant Toe » ! Que dire du trio ? Sous la houlette d’Albert Mangelsdorff, il « trilogue » au sens propre du terme. A ce titre, « Accidental Meeting » est exemplaire : le trombone démarre avec la basse en contrepoint, comme un jeu de questions/réponses. La batterie commence par napper le fond de petits roulements secs, avant de s’immiscer dans la discussion en prenant partie tour à tour pour le trombone et pour la basse. Un morceau dont se dégage un humour palpable. On pourrait aussi bien disserter sur la tension de « Trilogue », le swing d’« Ant Steps On An Elephant Toe », et les jeux sonores de « Foreign Fun »…

Finalement, c’est encore une fois à Joachim E. Berendt que nous confierons la conclusion : « « Trilogue » fit un triomphe aux Journées du jazz de Berlin. Steve Lake écrivit dans Melody Maker : « Le point fort du festival cette année, c’est un trio réuni pour l’occasion, et qui a fonctionné étonnamment bien… Étonnamment, parce que les trois artistes sont Albert Mangelsdorff, Jaco Pastorius et Alphonse Mouzon… Les compositions d’Albert Mangelsdorff, qui ont servi de fil conducteur, ont permis de canaliser les improvisations et d’éviter les dérapages… Avoir réussi à faire quelque chose d’un projet aussi risqué a permis au tromboniste d’être la grande star de ce festival… Mangelsdorff et Pastorius sont particulièrement en phase, car ils font preuve de beaucoup de liberté avec l’harmonie… Albert Mangelsdorff est un trombone au firmament… » » [1]

Véritable leçon de vitalité musicale, Trilogue - Live ! est un disque à méditer !

par Bob Hatteau // Publié le 17 octobre 2005

[1Notes de la pochette du disque de Joachim E. Berendt - Traduites de l’anglais par Bob Hatteau.