Chronique

[LIVRE] Julio Cortázar

L’homme à l’affût

Je suis argentin, né à Bruxelles, mort à Paris, fasciné par le jazz et j’ai écrit un des plus beaux hommages à Charlie Parker ; qui suis-je ? Les lecteurs les plus assidus de Citizen Jazz se souviendront d’un article publié en 2002 et trouveront immédiatement la réponse. Un grand homme à tous les sens du terme : Julio Cortázar.

On se reportera à l’analyse aussi fouillée qu’intéressante de Philippe Fréchet, qui montre les liens étroits entre l’écrivain sud-américain et le jazz. Liens qui tournaient à la passion car, pour lui, le « jazz qui [...] se situe sur un plan désincarné où la musique se meut enfin en toute liberté comme la peinture délivrée du représentatif peut enfin n’être que peinture » était l’accomplissement de ce qu’il cherchait lui-même en littérature.

L’homme à l’affût est une nouvelle extraite du recueil Les armes secrètes, publié initialement en 1958, soit trois ans après la mort de Bird. Le titre est à l’image de la nouvelle : ambigu. Pourtant l’intrigue est des plus claires : Bruno V..., le narrateur et critique, suit Johnny Carter, le saxophoniste altiste dont il a écrit la biographie, pendant ses dernières pérégrinations à Paris avant son retour aux Etats-Unis, où il meurt peu de temps après.

Donc à première vue, aucune ambiguïté, mais voilà : on ne sait plus qui est à l’affût de qui ou de quoi ! En effet le critique balance entre une admiration éperdue, « depuis que Johnny est passé par le saxo alto on ne peut plus considérer les musiciens précédents comme des génies », et une compassion cynique, « il serait très mauvais pour mon livre [...] que Johnny ait de mauvaises critiques ce soir. » Quant à Johnny, il oscille entre sa passion pour la musique, « hier soir, j’avais l’impression de faire l’amour quand j’en jouais [du saxo] », et une réalité veule et sordide, faite de misère, de sexe, d’alcool et de drogue, qui amène Bruno à dire que « Jonnhy est plutôt un homme parmi les anges, une réalité parmi toutes ces irréalités que nous sommes ».

Mais critique et artiste sont tous les deux également à l’affût d’autre chose... Le critique, « cet homme qui ne peut vivre que d’emprunts », court après une frustration dévorante : « Je suis un critique de jazz [...] Je pense avec mélancolie qu’il est, lui, au « commencement » de son saxo et que je suis, moi, à la « fin ». Il est la bouche, lui, et moi, l’oreille, pour ne pas dire qu’il est la bouche et que je suis... ». Frustration d’autant plus blessante que Johnny n’est qu’« un pauvre diable d’intelligence à peine moyenne, possédant comme tant de musiciens, tant de joueurs d’échecs et tant de poètes, le don de créer des choses admirables sans avoir la moindre conscience des dimensions de son œuvre. » Johnny, lui, court dans une réalité hors du temps, « ça, je suis en train de le jouer demain », dans une quête désespérée de lui-même, « tu n’as pas su écrire ce que, moi non plus, je ne suis pas capable de jouer [...] ce que je suis vraiment ». Finalement les deux hommes se débattent dans une même impasse : comprendre l’essence de la création.

L’homme à l’affût est une histoire prétexte à une réflexion, comme les affectionne Julio Cortázar. Son récit ressemble étonnement à une étude factuelle car, comme son compatriote Jorge Luis Borges, il mélange allègrement la fiction et la réalité. C’est ainsi qu’on croise Delaunay, Hodeir, Panassié... Et les acteurs de la nouvelle n’évitent pas toute ressemblance avec des personnages ayant déjà existé ; les lecteurs reconnaîtront sans peine les anges qui se cachent derrière la marquise Tica, Lan, Art... Par ailleurs, Bruno V... et Boris Vian ont sans doute un peu plus de points communs que leurs simples initiales, tandis que si Johnny Carter est Bird, il pourrait bien être aussi Julio Cortázar... L’homme à l’affût devient ainsi un échange de réflexions entre deux écrivains passionnés et... trompettistes.

On l’aura deviné à la longueur de cette chronique, L’homme à l’affût est un texte essentiel, dont l’intérêt dépasse largement le simple cadre de la musique. Alors, pour paraphraser ce que dit Julio Cortázar de la musique : que L’homme à l’affût accomplisse une des plus détestables missions de la littérature, celle de voiler le miroir, de nous rayer de la carte pour quelques heures...

par Bob Hatteau // Publié le 28 juin 2004
P.-S. :

Gallimard - 2002 - Folio N° 3693 - 93 Pages - Prix indicatif : 2 €.