Chronique

Ahmad Jamal

Emerald City Nights (Live at the Penthouse, Seattle, 1963-1964)

Ahmad Jamal (p), Jamil Nasser (b), Chuck Lampkin (dm)

Label / Distribution : Jazz Detective

On avait un peu vite considéré les années soixante comme une traversée du désert pour Ahmad Jamal. Or entre le « Live at the Pershing » (un hit en 1958, le premier album de jazz à dépasser le million d’exemplaires vendus) et « The Awakening » (1971, l’un des albums de jazz les plus samplés par le hip-hop), sa carrière artistique recèle bien des trésors. Il quitte Pittsburgh pour New-York après son divorce en 1962 et s’inscrit à la Juilliard School of Music, où il rencontre l’extraordinaire contrebassiste Jamil Nasser, qui deviendra son compagnon de route pour une bonne dizaine d’années. Les tournées reprennent à un rythme effréné. Au Penthouse de Seattle, il est chez lui.

Les fameux « jamalismes » sont bien là : célérité à la Art Tatum, des « ahh » qui signalent des changements de direction (rythmiques notamment) dans l’interprétation, des inclinations impressionnistes à la Debussy qui n’empêchent pas une profonde imprégnation des musiques populaires, la soul notamment. Avec le jeu démultiplié de Chuck Lampkin à la batterie, le trio déploie des inclinations à l’improvisation collective, sollicitées par le pianiste (il levait déjà les mains à la manière d’un chef d’orchestre, paraît-il), notamment sur des séquences développant des « riffs » qui sont autant de boucles hypnotiques, que l’on a pu interpréter comme un art du big band à trois musiciens. C’est bel et bien cette « musique classique américaine » que revendique Jamal (il n’a jamais aimé le mot « jazz »).

Le jeu des citations semble sans fin : « Now’s the Time » sur « All of You » (du bop sur un standard donc), « I’m Beginning to See the Light” sur “Squatty Roo” (du standard d’Ellington sur une pièce du répertoire de ce dernier que se plaisaient à reprendre les boppers), « Fly Me To the Moon » et « It Ain’t Necessarily So » sur « Bogota » de l’arrangeur Richard Evans… On conçoit que l’on ait nommé le pianiste « l’architecte » : ne dédaignant pas les réemplois, il construit des édifices aux fondations sans faille, mais pouvant s’adapter à l’air du temps. Il y a ainsi carrément des tendances « free » sur « But Not For Me », cet incontournable du répertoire jamalien, qui reste marqué par une lecture soul comme ce fut le cas pour le concert du Pershing. Dans un même ordre d’idées, « Minor Moods », ce blues mineur raffiné, dont le thème a quelque chose d’une fugue classique, prend des atours coltraniens (Jamal est conscient de la nécessité d’intégrer la quête spirituelle du saxophoniste dans son art… signe également d’un entrepreneur musical avisé !).

L’édition de ces enregistrements live, agrémentée d’un livret passionnant, est plus qu’un document historique : c’est un chapitre qui manquait à la légende d’un musicien devenu mythique de son vivant.