Tribune

Aka Moon se fait coffrer

Retour sur les 25 ans d’un groupe qui chérit les rythmes ternaires et les équations complexes


Photo : Christophe Charpenel

Rares sont les orchestres dont on peut dire sans se tromper qu’ils incarnent une référence vivante et en même temps les façonneurs d’une forme inédite qui n’a jamais fini de transmuter. Depuis les années 90, à la suite d’une formidable aventure avec Trio Bravo et le Collectif du Lion [1], le trio Aka Moon fait partie de ces groupes qui ont acquis le statut de mythe et - chose moins courante - ne cherchent pas à laisser fructifier les dividendes où à casser le jouet. De Aka Move au plus récent Now, retour sur les 25 ans d’un groupe qui a appris à chérir les rythmes ternaires et les équations complexes.

Lorsqu’en 1992 paraît Aka Moon, pour les chanceux qui gravitent autour du Kaai, un bar de Bruxelles où Fabrizio Cassol a ses habitudes, la surprise est de taille mais se prépare depuis déjà quelque temps. Un voyage en Centrafrique, au cœur des traditions musicales des Pygmées Aka, a transformé durablement l’approche artistique du saxophoniste et de ses compagnons. Stéphane Galland d’abord, incroyable batteur capable de toutes les audaces, mais également le bassiste électrique Michel Hatzigeorgiou, aussi tranchant dans son approche des rythmes changeants qu’il peut être délicat mélodiste. A écouter le premier album, un privilège qui fut longtemps celui des usagers des bibliothèques de prêt tant le disque a été rapidement épuisé, on se rend compte de l’alchimie immédiate et de la confiance absolue qui animait les trois pointes du trio.

C’est pourtant avec Rebirth, l’année suivante, qu’Aka Moon jette les bases de ce qui sera le futur : une pièce unique, découpée en cinq parties, qui permet de visiter chaque recoin du thème, de le faire vivre et vibrer, de lui ouvrir toutes les possibilités offertes par la transe et de le laisser évoluer tranquillement, sans heurts inutiles mais avec une constante attention au mouvement.
Les traditions des Aka sont toujours là en tant que moteurs, mais elles constituent davantage un noyau qui permet toutes les fusions. Une démarche qu’ont très bien compris des musiciens comme Stéphane Payen ou Sylvain Cathala, voire Benoît Lugué et Olivier Laisney dans les plus jeunes générations, et qui s’est souvent mêlé avec bonheur aux expériences menées par Steve Coleman et le M’Base outre-Atlantique.

Les Belges ont certainement grandement contribué à la vivacité et à l’ouverture du jazz européen de la décennie 2000 en collectionnant les dépaysements et les collaborations : l’Inde avec Akasha ou Ganesh et Anesh Pradhan aux tablas, l’Afrique de l’Ouest avec Doudou N’Diaye Rose sur le fondateur Live at Vooruit
Et déjà l’art de faire sonner Aka Moon en grand format avec des invités étourdissants (Ducret régulièrement, Bo Van der Werf, Fabian Fiorini et Guillaume Orti qu’on retrouvera plus tard avec Octurn, Benoît Delbecq, ou encore Eric Legnigni sur Elohim…)

Michel Hatzigeorgiou, Fabrizio Cassol et Stéphane Galland

Pour autant, il serait réducteur de caser Aka Moon dans la catégorie des artistes voyageurs, voire inconvenant de les limiter au fourre-tout Musique du Monde. Certes, chaque rencontre est l’occasion d’absorber des techniques diverses et de visiter des patrimoines inouïs - en témoigne Amazir qui est l’un des plus beaux hommages entendus à la culture berbère - mais avant tout, la musique d’Aka Moon est un perpétuel retour à la fusion originelle du trio qui continue de battre au cœur de sa galaxie. C’est ce que l’on a pu vérifier avec le plus récent Unison, où le trio se retrouve seul, comme pour mieux faire le bilan de toutes les escapades. Now est aussi le fruit de ce besoin régulier de recentrage, après notamment un riche périple dans les Balkans. Ainsi l’album s’ouvre sur « Persevering » où la basse insatiable de Hatzigeorgiou semble vouloir inciter ses amis à repartir à l’assaut des rythmes, et trouve sa vitesse de croisière sur le bien nommé « Nomadism » qui aime à déambuler le nez au vent.
Heureux qui comme Ulysse : après avoir tourné tout autour du monde, avoir fait des clins d’œil aux anciens et aux nouveaux rêves d’autres forcenés globe-trotters, il est bon de revoir la maison ici et maintenant, avec un coffret indispensable et un disque qui ouvre de nouvelles pistes.