Chronique

Le Pot

She

Manuel Mengis (tp, elec, fx), Hans-Peter Pfammatter (cla, fx), Manuel Troller (g, fx), Lionel Friedli (dms, perc, elec, fx)

Label / Distribution : Everest Records

On avait perdu de vue le trompettiste Manuel Mengis, pionnier d’une génération de musiciens suisses qui aiment à mâtiner leur musique de nombreuses influences, de l’électronique au rock, sans jamais l’affadir. Depuis 2013 et la sortie du troisième album de son sextet Gruppe 6, Dulcet Crush, il aura multiplié les collaborations aux lisières de courant musicaux multiples avant de réunir Le Pot. Ce nouveau quartet pousse encore plus loin le goût de Mengis pour les expérimentations, jusqu’à ressembler à un voyage initiatique en compagnie du claviériste Hans-Peter Pfammatter et du guitariste Manuel Troller, deux habitués des ambiances mutantes. Ces derniers animent notamment ensemble le quartet Kasho’gi, auteur du récent AY° sur le label Veto.

Mengis signe avec She le premier volet d’une trilogie en forme de conte à l’atmosphère onirique persistante. Il assume absolument l’aspect alcalin, voire psychédélique du Pot, notamment dans une suite en deux parties s’ouvrant sur la capiteuse « Desert Whale Song ». Le silence se trouble d’abord de bruits blancs et de souffle avant d’enfler et d’exploser dans une superposition étourdissante de craquements électriques issus de la guitare et d’autres bruits étranges répercutés en écho. Les frottements abstraits d’où s’échappe une trompette corrodée par les sourdines et les traitements du son sont même pressés par un tremblement immense qui provient des tréfonds des synthétiseurs de Pfammatter. Tout replonge alors dans un silence inquiet, prêt à tressaillir au moindre cliquetis (« Phili’s Boat Bursting »). On retrouve dans ce quartet le batteur Lionel Friedli qui était déjà un fidèle du Gruppe 6. Son drumming lancinant fait merveille dans ce climat bardé de boucles diverses où il est le garant d’une rythmique attentive. Ainsi, dans « Gezinkt Sind Wir Alle », c’est lui qui forge le savant alliage de limaille incandescente qui semble provenir de tous les instruments alentours ou de leurs avatars.

Les rhizomes de Mengis sont multiples et, ici, volontairement mixés ; s’il s’agit d’un Pot, c’est qu’on y verse tous les ingrédients pour mieux profiter du brassage. Bien sûr, le clin d’œil très appuyé au Miles Davis électrique d’On The Corner cueille l’auditeur dès « Ariel Alert ». Son penchant pour les strates sonores et le fourmillement est cousin, mais il s’est frotté à d’autres sons urbains. Cela va au-delà de cet référence au jazz des années 70 que l’on savait déjà constitutive de l’univers de Mengis au sein de son Gruppe 6 ; avec Le Pot, se croise tour à tour le spectre des boucles minimalistes de Steve Reich et des univers fébriles empruntés à des musiciens électroniques comme Aphex Twin ou Autechre (« Me, Mo and Mu »). Ce qui pourrait n’être qu’un gigantesque fourre-tout chaotique bénéficie d’un remarquable sens de la narration. Il transforme She en grisante hallucination.

Après ce premier volet, Mengis et ses comparses feront paraître Hera, forme plus acoustique qui s’inspirera du compositeur Benjamin Britten. On a hâte d’entendre ce Zade, dernier volet d’une histoire accrocheuse qui séduira ceux qui aiment s’abandonner dans les tourbillons bruitistes et s’affranchir des chapelles stylistiques sans renier l’exigence. Souhaitons qu’il ne faille pas attendre mille et une nuits.