Chronique

Alexander von Schlippenbach

Slow Pieces for Aki

Alexander von Schlippenbach (p)

Label / Distribution : Intakt Records

Du temps a passé depuis Payan, le premier album solo d’Alexander von Schlippenbach. 48 ans pour être exact, quelques années avant de rencontrer sa femme, pianiste elle aussi, Aki Takase. En autant de décennies, le son du pianiste allemand n’a pas radicalement changé. Le jeu de Schlippenbach est toujours aussi puissant et élégant, paraissant prendre une ligne droite et dégagée alors même qu’il sait bifurquer vers des chemins plus abstraits et plus touffus, à l’instar de cette « Improvisation III » où la main droite pérégrine sans but avant d’être encadrée par une main gauche autoritaire et véloce. C’est un modèle qu’on avait déjà éprouvé dans son Schlippenbach Plays Monk, où les standards semblaient plongés dans une lecture très attentive, et plus encore dans ses récentes Twelve Tone Tales où le modèle de la seconde école de Vienne était convoqué. Qu’entend-on d’autre que ces ombres européennes dans « Haru no Yuki » qui prend son temps et pèse chaque note ?

Dédié à Aki Takase, Slow Pieces for Aki s’inspire d’une discussion avec la pianiste, qui se demandait si le free jazz ne pouvait être que rage. En forme de réponse, Schlippenbach retient ses notes, laisse la place au temps long, à la résonance des cordes et même au silence. « Cleo » en est un parfait exemple ; chaque instant est pesé, réfléchi à l’extrême avant de repartir dans une direction aléatoire, parfois la même, comme une insistance voire une persistance, parfois une autre, comme un subtil fil rompu. Jamais on ne se perd en revanche, le pianiste prend aussi le temps de notre propre perception, avec beaucoup de prévenance. Nous tient par la main dans des contrées minimalistes où un blues prend parfois le relais des instants précédents, sans pour autant abandonner la complexité brute qui régnait alentour (« Improvisation n°5 »). Tout s’ordonne avec une confondante simplicité.

C’est indéniablement parce qu’Alexander von Schlippenbach va à l’essentiel. Les Slow Pieces For Aki sont courtes, de véritables miniatures où cependant le pianiste semble dire beaucoup de choses. Une tendresse ombrageuse et pudique, avant tout, comme dans ce « Frage Nicht » où en moins de trois minutes on perçoit le doute et une once de nostalgie. Mais aussi une puissance contenue, délestée de sa virulence, qui se traduit parfois en un puissant coup de griffe (« Improvisation VIII »). Si Aki Takase est une magnifique portraitiste, comme nous l’avait confirmé son remarquable Hokusai en 2019, son mari est davantage paysagiste, mais son approche dépasse ici le simple questionnement liminaire sur le free, son bruit et sa fureur pour s’improviser en une subtile alchimie qui résiste à tous les assauts du temps.

par Franpi Barriaux // Publié le 21 février 2021
P.-S. :