Chronique

Rodrigo Amado The Bridge

Beyond The Margins

Rodrigo Amado (ts), Alexander von Schlippenbach (b), Ingebrigt Håker Flaten (b), Gerry Hemingway (dms)

Label / Distribution : Trost Records

Lorsque nous interviewions le saxophoniste portugais Rodrigo Amado dans les premiers mois de l’année 2023, il nous avouait que l’une des grandes affaires de cette année serait son nouveau quartet The Bridge, avec une distribution monstrueuse. Jugez plutôt : au côté du ténor bouillant, c’est rien moins que l’Europe du jazz qui se retrouve. Le batteur Gerry Hemingway serait-il européen ? Il est installé à Lucerne, en Suisse depuis assez longtemps pour la représenter ; son jeu précis se marie à merveille avec ses compagnons de rythmique, l’Allemand Alexander von Schlippenbach et le Norvégien Ingebrigt Håker Flaten. Ceci avec d’autant plus d’enthousiasme que, aussi bizarre que cela puisse paraître, ces vieux routiers du jazz le plus libre ont peu d’histoire commune. Il faut se pincer pour y croire lorsque « Beyond The Margins », enregistré live à Varsovie en 2022, offre son déluge d’explosions qui n’exclut pas la finesse. La main gauche de Schlippenbach fracasse des basses quand Hemingway frôle ses cymbales ; l’archet de Flaten, au centre du morceau, offre à Amado des routes moins anguleuses que le piano souligne… La magie opère.

On a eu l’habitude d’entendre Amado avec son Motion Trio [1]. Il est amusant de constater qu’ici on retrouve la même urgence, et une cohésion immédiate. Dans la seconde partie du morceau-titre, c’est l’accélération progressive et ahurissante de la paire piano/saxophone qui impressionne, tant par sa vélocité que par sa véhémence ; mais celle-ci n’est pas immuable, et la sculpture patiente d’une paire rythmique très souple où Hemingway excelle, travaillant ses peaux comme de la matière, permet à Amado et Schlippenbach de s’engager dans une quiétude chaleureuse où le lyrisme prend une large place, réinvestissant un jazz plongé dans ses racines pour mieux en saisir la vigueur. En une quarantaine de minutes, le quartet explore des climats comme autant d’îles que des ponts (The Bridge) viendraient relier. Le tout sous l’égide d’Ayler, un des maîtres d’Amado [2], qui vient hanter le quartet à la toute fin de cet album publié par le label autrichien Trost Records.

Le concept de All-Stars Band est sans doute tout à fait galvaudé pour cette musique turbulente, mais il y a tout de même des allures d’évènement dans une telle rencontre qui fera date, ne serait-ce que pour le sentiment d’une égalité parfaite entre des solistes au sommet de leur art. Déjà un classique.

par Franpi Barriaux // Publié le 3 mars 2024
P.-S. :

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[1Il avait d’ailleurs joué récemment avec von Schlippenbach.

[2Voir son récent solo, NdlR.