Chronique

Alexandre Saada et invités

We Free

Label / Distribution : Promise Land

En voilà une drôle d’idée ! Par quel cheminement artistique un musicien tel que le pianiste Alexandre Saada a-t-il pu être tenté de relever un défi qui, à certains égards, renvoie aux expériences menées autrefois par quelques improvisateurs maîtres en la matière ? Comme John Coltrane par exemple qui, le 28 juin 1965, avait décidé de réunir une cohorte de flibustiers pour mener à bien l’aventure Ascension. Sauf qu’ils n’étaient alors que dix à agréger – et avec quelle inspiration ! – leurs énergies aux côtés du saxophoniste pour une célébration libératoire en deux versions ; tandis qu’ici, ce sont rien moins que vingt-neuf musiciens qui ont été invités le 7 février dernier au Studio Ferber. Sans savoir qui serait là, sans partition, sans instruction particulière. Non : juste une longue séance de cinq heures d’improvisation non stop durant lesquelles chacun était libre de jouer ou pas, au gré de son inspiration. Un aréopage impressionnant, une collection d’instruments qui ne l’est pas moins et, pour finir, une sélection minutieuse de quatre-vingts minutes décomposées en huit chapitres, à peine entrecoupés de deux brefs interludes. Et un titre parfait pour résumer l’ensemble : We Free, soit un disque qui voit le jour sur le label Promise Land dans une pochette jaune comme la promesse d’un soleil pour tous.

On peut, sans prendre le risque de se tromper, affirmer que le pari d’Alexandre Saada est gagné haut la main, et de surcroît avec une élégance qui compte pour beaucoup dans la séduction opérée par cette musique tout aussi spontanée que finement élaborée. On a beau en connaître le principe fondateur dont les risques étaient réels, on pouvait légitimement s’interroger a priori sur les chances de réussite d’une telle association, We Free déroule dans le faste de textures chatoyantes une envoûtante collection de beautés confinant à un exercice de méditation en groupe. La tonalité solennelle, à certains moments très coltranienne (comme le thème surgi dès le premier mouvement) de l’ensemble ; ses accents africains portés en particulier par la chanteuse Malia ; la parole libre et lyrique des instrumentistes, tous respectueux de celle de leurs partenaires ; les variations atmosphériques d’un mouvement à l’autre, guidées par le fil rouge d’une jubilation partagée ; l’évident bonheur d’une communion multiculturelle dont chacun semble comprendre la richesse au moment où il la vit alors qu’il en est lui-même le protagoniste ; la sensation d’être immergé, musiciens comme auditeurs, dans un grand bain heureux dont tous les acteurs ont les yeux levés vers le ciel d’une imagination mise au service d’un ensemble au sein duquel règne l’harmonie ; tout cela peut définir les contours de cette partition majestueuse parcourue d’un long frisson de plaisir et de paix.

On est parfois tenté de se demander qui joue quoi et aux côtés de qui, avant de comprendre que l’exercice est vain (ce qui n’interdit pas de s’intéresser à la liste des musiciens !). Parce qu’on sait très vite que les identités – qui ne sont pas des moindres – sont ici brassées, parce que la notion de collectif prédomine et qu’une seule voix chante en réalité. Celle de l’âme.

On peut dire qu’en cette année 2016, Alexandre Saada nous aura gâtés, et à deux reprises s’il vous plaît ! Pratiquant une sorte de grand écart, du moins dans le choix des formules sonores, le pianiste a d’abord suscité l’enchantement, celui né de la musique vibratoire et intime de A Woman’s Journey, un disque enregistré par le duo Madeleine & Salomon avec la complicité de la chanteuse flûtiste Clotilde Rullaud. Avant de se lancer dans cette aventure grand format qui, pour différente qu’elle soit dans sa forme, n’en célèbre pas moins avec autant d’acuité l’idée que la musique est avant tout une quête de la liberté et une recherche obstinée des beautés de l’instant. À se demander si ce n’est pas là en quelque sorte une définition du jazz proposée à tous ceux qui en annoncent la mort à intervalles réguliers. We Free en est le témoignage sans faute, une réussite exemplaire. Sans nul doute une des plus belles surprises du moment.

par Denis Desassis // Publié le 4 décembre 2016
P.-S. :

Les musiciens : Sophie Alour, Julien Alour, Ilya Amar, Philippe Baden Powell, Marc Berthoumieux, Martial Bort, Florent Briqué, Gilles Coquard, Larry Crockett, Alex Freiman, Macha Gharibian, Julien Herné, Olivier Hestin, Chris Jennings, Dominique Lemerle, Sébastien Llado, Olivier Louvel, Malia, Meta, Jocelyn Mienniel, Ichiro Onoe, Antoine Paganotti, Tony Paeleman, Bertrand Perrin, Laurent Robin, Clotilde Rullaud, Alexandre Saada, Olivier Temime, Tosha Vukmirovic.

Les instruments : voix, flûte, clarinette, saxophone ténor, saxophone soprano, trompette, trombone, piano, Fender Rhodes, guitar, saz, vibraphone, basse, contrebasse, batterie, scie électrique, glockenspiel, machine à écrire, berimbau, sifflet, castagnettes, darbouka, shaker, karkabou.