Chronique

Emmanuel Borghi

Secret Beauty

Emmanuel Borghi (p), Jean-Philippe Viret (b), Philippe Soirat (dms).

Label / Distribution : Assai Records

Le temps d’Emmanuel Borghi n’est pas forcément celui de notre impatience, celle de le retrouver enfin au premier plan. Ce musicien trop rare nous a en effet appris le plaisir de l’attente et par là-même le désir de sa musique. Pourtant le pianiste n’a pas été inactif, tant s’en faut, au cours des dix dernières années, suite à son départ de la planète Kobaïa et deux décennies passées aux côtés de Christian Vander. Après cette longue histoire au sein de Magma ou Offering, la période récente l’a vu en particulier à l’œuvre au sein de Himiko, une formation qu’on qualifiera en toute amitié de familiale. Voilà un groupe dont le rock ténébreux est teinté d’un mystère féérique que ne renierait pas Tim Burton. Nebula, disque publié l’an passé chez Assaï Records, atteste, entre autres qualités, de la capacité de ce musicien sensible à développer un jeu d’une grande richesse harmonique, rythmique et picturale. Mais aussi, et c’est essentiel, à nous embarquer dans ses voyages imaginaires.

Et le jazz, dans tout cela ? Même s’il est jusqu’à présent exposé chez Emmanuel Borghi sous une forme plutôt discrète, sans doute synonyme d’humilité et de recherche du moment propice, il semble bien qu’il soit plus vivant que jamais. Après Keys, Strings & Brushes (Off/Believe - 2012) enregistré avec Blaise Chevallier à la contrebasse et Antoine Paganotti à la batterie, notre homme se présente cette fois dans le cadre tout aussi intime d’un autre trio, avec Jean-Philippe Viret et Philippe Soirat. Tout est en place pour un accomplissement personnel et la réalisation des rêves mélodiques qui hantent Emmanuel Borghi depuis longtemps. Ceux qu’on avait pu entrevoir et apprécier déjà, dans les années 90, à l’époque d’Anecdotes, son premier disque en solo, ou du Collectif Mu quelque temps plus tard.

Il faut dire que ses deux compagnons de route d’aujourd’hui sont eux-mêmes épris du chant de leur instrument. On connaît le « supplément d’âme » du premier, notamment à travers sa présence aux côtés d’Edouard Ferlet et d’Antoine Banville puis Fabrice Moreau depuis de longues années dans un trio de la narration. Sans oublier, tout récemment, Les Idées heureuses, un disque en quatuor dédié à la vibration des cordes, pour une démonstration intemporelle, aux confins du jazz et de la musique baroque. Quant au second, batteur habité tout autant de foisonnement que d’impressionnisme, il a su accumuler en 30 ans un nombre étonnant d’expériences. Surtout, on n’oubliera pas la parution en 2015 d’un réjouissant premier disque sous son nom, You Know I Care. Il n’est jamais trop tard pour bien faire.

Nul besoin de clés pour pénétrer dans l’univers de cette association dont les membres se connaissent sur le bout des doigts. Les portes n’ont pas de serrure, le secret est ailleurs. Il faut aller le débusquer dans l’alchimie d’un chant qui trouve sa source aussi bien dans une inspiration pop ou dans une fugue de Bach que du côté de quelques maîtres à jouer que sont, pour n’en citer que deux, Bill Evans ou McCoy Tyner. Le jeu d’Emmanuel est à tout moment nimbé d’un halo de lumière douce, comme soulevé par la souplesse d’une rythmique en état d’apesanteur. C’est une alliance pleine d’humanité qui se joue là, une union à la fois légère et profonde. La tendresse exprimée n’est jamais mièvre, la force est retenue mais toujours prête au jaillissement.

Pour Emmanuel Borghi, la musique est une quête dont Secret Beauty est une nouvelle étape. Surtout, quand on y réfléchit, on se dit que la réalité de cette beauté secrète est plus complice qu’on pourrait le croire. Car les amoureux de sa musique n’ont pas oublié que le titre de ce nouveau disque était déjà celui d’une composition de son prédécesseur Keys, Strings & Brushes. Elle en était la conclusion apaisée et intime, la voilà désormais comme un passage secret reliant ces albums. Comme en 2012, on la retrouve à la fin du disque, mais subtilement transformée en « Changed ». Nul doute que ce fil tendu entre deux époques est à comprendre comme un clin d’œil, un signe amical qui nous fait savoir que l’histoire musicale d’Emmanuel Borghi est en mouvement.