Si j’avais acheté à sa sortie en 1969 l’album qui l’a révélé au grand public, j’ignorais presque tout de la vie de Louis Thomas Harlin dit Moondog dit « The Bridge » dit « le Viking de la 6e Avenue » dit « le clochard céleste »… Avec Young Dynamite, je lui avais rendu hommage en participant à la compilation de 2005 que lui avait consacrée Trace Label, évoquant l’explosion du bâton de dynamite qui l’avait rendu aveugle à 16 ans. L’année dernière, Sylvain Rifflet proposait à son tour un spectacle fabuleux autour de sa musique, convoquant entre autres un chœur d’une quarantaine d’enfants. J’avais écouté la discographie de Moondog quasi intégrale, soit une vingtaine d’albums sans compter les interprétations diverses - de Janis Joplin au Kronos Quartet en passant par sa collaboration avec Julie Andrews -, étudiant les influences de Bach, Stravinsky ou Charlie Parker, mais le personnage lui-même restait un mystère. Commencée dans le métro, j’ai terminé d’une traite l’incroyable biographie qu’Amaury Cornut vient de publier aux éditions Le Mot et le Reste. Le site de ce fan dévoué est d’ailleurs une mine pour quiconque s’intéresse au compositeur, que beaucoup considèrent à son corps défendant comme le premier minimaliste, ayant influencé Terry Riley, Steve Reich, Philip Glass et tant d’autres. On peut y entendre les instruments à cordes et à percussion qu’il inventa, tels les dents du dragon, le Hüs, le Oo, le Trimba et le Uni !
La vie de chien de Moondog
La vie de Moondog est une tragédie : il vivra longtemps dans la rue, coupé de sa famille, des femmes qu’il a aimées et de ses filles, vagabond errant bénéficiant ça et là du soutien d’un admirateur qui le sauvera plus d’une fois de la mélancolie, se raccrochant chaque fois à la musique. Il ne serait pas étonnant qu’apparaisse un de ces jours un biopic mettant en scène la poésie de cette solitude, qui contraste tant avec l’excitation irrépressible que produisent ses rythmes en 5/4, 5/2, 7/2, 5/8, 9/8, avec la maraca ou la grosse caisse symphonique au cœur battant. De même on découvrira probablement des pièces inédites, mais la musique de Moondog est encore mal connue - seules quelques pièces comme « Bird’s Lament » traversent l’obscurité qui l’entoure.
Inventeur d’instruments comme Harry Partch, intégrant le field recording (reportage en extérieur) dès 1956, retrouvant dans l’écriture le précieux swing des jazzmen, s’appuyant sur la musique des Indiens d’Amérique, développant le contrepoint que l’atonalité a dissout dans une nouvelle harmonie, adepte du recyclage en faisant du neuf avec du vieux, s’emparant du re-recording pour enregistrer lui-même des dizaines de pistes, composant des madrigaux ou improvisant, Moondog restera un compositeur inclassable, à la fois simple et complexe, que les générations futures découvriront malgré ou grâce aux modes qui se succèdent et s’épuisent les unes après les autres.
La dernière partie du livre d’Amaury Cornut suit la chronologie des disques parus, nous permettant ainsi de relire son histoire à la lumière de la musique, comme si nous comprenions le braille.