Chronique

Andy Emler

For Better Times

Andy Emler (p)

Label / Distribution : La Buissonne / Harmonia Mundi

« EN DUO… »

« Une oeuvre orchestrale pour pianos multiples ». C’est ainsi que nous est présenté For Better Times, dernier opus en date d’Andy Emler chez La Buissonne, label issu du célèbre studio d’enregistrement et animé par le non moins fameux Gérard de Haro dans son antre de Pernes-les-Fontaines.

Certes, un piano est orchestral, surtout quand il s’agit, comme ici, d’un Steinway Grand Concert entre de bonnes mains. Mais quand cet étourdissant engin est frappé comme un instrument de percussion, quand ses cordes sont parsemées d’objets ou parcourues de grigris métalliques, et quand le tout fait l’objet de plusieurs enregistrements restitués ensemble par la magie du re-recording, alors ledit piano n’est plus seulement orchestral – il faudrait, pour décrire le résultat, inventer un mot combinant pyrotechnie et polyphonie… Ce pourrait donc bien être — bienvenue au nouveau-né… polypyrophonique.

On se dira que le chroniqueur est bien léger, qui s’amuse ainsi d’une oeuvre à l’abord intimidant et dont les auteurs sont d’aussi estimés musiciens. Mais ce serait ôter à Emler son irrépressible amour du côté rigolard de la vie, celui qui confère à son désormais célèbre MegaOctet un côté si jubilatoire et débridé. Il faut cependant avertir l’admirateur que son amour pour le Mega conduirait à lire ces lignes : le dénommé Emler, comme tous les personnages passionnants, ne se laisse pas facilement cerner. La réussite de ce joyeux drille et de son big band déjanté ne doit pas occulter — chez un artiste qui a, en sa prime jeunesse, fréquenté les hautes sphères de la musique contemporaine dans les classes d’harmonie, de contrepoint et de composition du Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris —, le goût des musiques plus ambitieuses, avec ce que cela peut comporter de moins immédiatement aguicheur. Et puis au fond, ce qui pourrait le mieux synthétiser Andy Emler et sa musique, ce sont peut-être les mots « diversité », « mélange », « métissage » ? De bien beau mots d’ailleurs. Quand l’oreille ravie reconnaît une citation du « Tombeau de Couperin » de Ravel soigneusement enchâssée dans « Fear No More, Suffer No More », quand le début de « Speak Up ! Tribune For Better Times » rappelle de façon évidente le Messiaen de « Catalogue d’oiseaux », on se dit que décidément, il serait bien réducteur de ne retenir d’Emler que son travail avec le MegaOctet.

Cet attrait pour une musique plus introvertie, évocatrice, subtile ne date pas d’hier. Souvenons-nous du duo avec l’altiste Philippe Sellam, paru confidentiellement sur le label PeeWee. Outre que l’écoute de ce joyau méconnu est toujours aussi gratifiante, on y percevra déjà certains procédés à l’oeuvre ici, depuis le piano-percussion jusqu’à l’interpolation de voix incantatoires (« Non mais » dans le duo), en passant par les obstinatos groovy et énergiques dans les graves, qui servent parfois de rampe de lancement au pianiste (« Crouch, Touch, Engage »), comme ils servent souvent au chef d’orchestre à ponctuer et relancer le MegaOctet. Et quitte à revenir en arrière, on peut aussi s’arrêter en 2006 lorsque le label In Circum Girum publie À quelle distance sommes-nous ? (Emler, Tchamitchian, Echampard) : ce disque débute aussi par un « hand drumming » sur le bois du piano et se poursuit par une recherche de textures où l’archet de la contrebasse joue un rôle éminent. Ces exemples montrent bien que, pour être variée, la démarche artistique d’Andy Emler n’en est pas moins cohérente. Si le succès – et on ne dira jamais assez à quel point il est mérité – couronne actuellement son formidable big band vedette, For Better Times vient opportunément rappeler que poésie et richesse des textures font également partie de son univers.

Par ailleurs, le soin apporté ici à l’enregistrement proprement dit réjouira les amoureux du beau son. Ceux pour qui la plus belle musique est celle dont la forme est parfaite apprécieront l’intelligence des compositions et leur agencement : l’alternance des climats leur ménage un voyage plein de surprises, jusqu’au long silence qui précède le final « fantôme » et qui semble émerger du rêve où la musique les a plongés.

— Laurent Poiget


For Better Times est inattendu. Pas d’ambiance minimaliste et expérimentale comme dans le trio Emler, Tchamitchian, Echampard, pas d’explosion joyeuse à la MegaOctet. C’est une exploration de terres nouvelles.

Tous les thèmes sont du « pianorchestraliste » (sauf un, signé Peter Gabriel) : auteur unique à plusieurs voix, Andy Emler superpose les prises (il peut aller jusqu’à huit !) et les points de vue : c’est un concert à seize mains ! Il gratte, il tape, il pince ; son instrument se métamorphose au fil de ses inventions et interventions ; il tord le piano pour en tirer tout son jus, toute sa substance. Cette « oeuvre orchestrale pour pianos multiples » régale les oreilles par sa variété.

Le premier thème, « There Is Only One Piano Left In This World », nous introduit dans son univers avec douceur et fluidité, sur une mélodie simple et enjouée ; le deuxième, « Fear No More, Suffer No More », installe une ambiance presque mélancolique… mais ce n’est que pour mieux enchaîner sur une course-poursuite de notes ! Notes graves ou aiguës, rythme lent ou rapide, ce disque ne cesse de jouer sur les contrastes, ce qui peut laisser une impression de désordre. L’oeuvre peut paraître disparate, sans unité - mais c’est justement son côté disparate qui fait son unité, là en est toute la saveur et la richesse ! Emler crée un monde de controverse et d’opposition, dans un étoilement de notes qui nous emporte, émerveillés.

« Fear No More, Suffer No More » se termine par un long silence. Comme pour souligner une parole. L’attaque du morceau suivant en paraît d’autant plus énergique et rapide : « Crouch, Touch, Engage » existe aussi au répertoire du Mégaoctet, où il développe des explosions de cuivres extrêmement calculées. Ici ce sont grattements et roulements, puis une jolie mélodie, le tout dans un entrain joyeux soutenu du début à la fin. Même dans les moments très calmes, comme dans la balade de Gabriel, « Father and Son », le jeu du pianiste est d’une très grande intensité ; même pendant les silences, on entend sa « voix/voie ». Que ce soit d’une manière pointilliste et mystérieuse, comme au début de « Speak Up ! Tribune for Better Times », ou par des crissements de cordes, des roulements de « tambour », on est emporté à travers mille tonalités, pris au jeu. La musique peut alors créer ce qui s’apparente à du suspense : une ligne obsédante et répétitive titille l’oreille. On scrute, on cherche le fil conducteur, alors que c’est lui qui nous a trouvés. Sur quoi le morceau se termine sur une note grave, et meurt sur un silence.

C’est presque la fin. Véritable orchestre à lui seul, le piano s’emballe ! Dans « Let’s Create Together », la pédale donne de la profondeur au son, et les prises superposées de la profondeur de champ. Des constructions en choeur viennent s’opposer à la nudité d’une note unique, puis cèdent la place à une mélodie parlante, qui file comme un cours d’eau cristallin. Emler rajoute, retranche, rend les transitions invisibles. Les mots eux-mêmes se fondent dans la musique, que ce soit elle qui se fasse discours ou qu’on entende soudain sa voix grave énumérer lentement les titres des morceaux. Le son se fait alors parole et image. Triturant le ventre de son instrument, Andy Emler crée des ambiances variées et enjouées ; et on sent toujours une grande présence derrière le piano.

— Raphaëlle T.