La disco du Mega
Retour sur la discographie du Andy Emler MegaOctet.
Photo Christophe Charpenel.
Le temps long a du bon. Le MegaOctet d’Andy Emler fête en 2019 ses trente ans d’existence et se caractérise, sur la scène hexagonale et au-delà, comme une des formations mastodontes, tant du point de vue de l’équipe qu’elle aligne que d’un répertoire immédiatement identifiable. Plusieurs disques jalonnent ce parcours, comme autant d’instantanés d’une aventure qui compte autant pour ceux qui y participent que pour celles et ceux qui l’écoutent.
Fin 80, Andy Emler vient de participer à l’Orchestre National de Jazz de François Jeanneau, première mouture. Il postule à son tour à la direction mais n’est pas retenu. À regret. Ou pas, d’ailleurs, car en contrepartie il porte sur les fonts baptismaux une formation destinée à traverser les décennies avec enthousiasme. Rétrospectivement, on ne peut que se réjouir du contretemps. Le groupe a pour nom MegaOctet, nom qui renvoie à l’unité de codage informatique et évoque également un ensemble de huit musiciens. Comme ils sont en réalité neuf, l’octet sera mega. On ne sait déjà pas sur quel pied danser.
Deux disques inaugurent la discographie. MegaOctet en 1990 puis Head Games deux ans plus tard, en 1992, tous les deux sur Label Bleu. L’organisation orchestrale ne fait pas dans la demi-mesure. Doublement de la rythmique : une batterie (Tony Rabeson) et des percussions (François Verly, le fidèle, est de toutes les histoires, y compris en 1985 dans un quintet avec Marc Ducret, Lightin’ chez Philoé Music), doublement de la basse (François Moutin) avec le tuba (Michel Massot), doublement des instruments harmoniques : guitare (Nguyen Lê) et piano. Les saxophones sont donnés à Philippe Sellam (alto) et Simon Spang-Hanssen (ténor). Ajoutons la voix de Beñat Achiary sur le premier disque et nous avons un line-up qui, du point de vue de l’instrumentation tout au moins, ne bougera pas pendant trente ans. Lorsqu’un outil est de qualité, aucune raison d’en changer.
Question contenu, nous sommes encore dans les années 80. Claviers synthétiques et guitare électrique rappellent le meilleur (ou le pire, selon les goûts) du jazz fusion. Derrière ce vernis d’époque, on perçoit cependant ce que deviendra le groupe. Les esthétiques se croisent et se mélangent avec une facilité confondante, témoin d’un intérêt égal d’Andy Emler pour le jazz, le rock mais aussi les musiques classiques (de répertoire ou contemporaines). Ainsi, des climats plus stables ou suspendus succèdent à des riffs funkys et les contrechants sont surprenants pour l’époque. Tout le monde, en revanche, joue en entité isolée et si la masse orchestrale - qui, des années plus tard, fera toute la puissance de feu de l’ensemble - n’a pas trouvé son aboutissement, les bases sont jetées.
Les années passent. La musique est aussi un business et malgré les récompenses, un Django d’Or en 1992, la structure est lourde à faire tourner. Comme personne n’en veut, elle ne joue pas ou peu. Emler ronge son frein. Il faut attendre 2006 pour un retour éclatant avec le disque Dreams In Tune (sorti chez Nocturne). Le pianiste a, entre temps, codirigé le P.O.M. (Putain d’Orchestre Modulaire : deux disques en 1997 et 1999 chez Pee Wee Music) avec François Jeanneau et Philippe Macé ; il y côtoie Laurent Dehors qui va intégrer la nouvelle formule de ce Mega. Les bouleversements de musiciens sont effectivement nombreux. Philippe Sellam et François Verly sont toujours présents. Pour le reste, que du sang frais. Dehors est au ténor, Thomas de Pourquery à l’alto, François Thuillier tient le tuba, Claude Tchamitchian la basse et Eric Echampard la batterie.
Tableau récapitulatif des musiciens du MegaOctet classés par disques.
Le chef d’orchestre comme le compositeur ont mûri et le son est là. D’abord une rythmique imposante avec une ligne de basse tenue par la contrebasse, le piano et le tuba, puis la frappe foisonnante d’une batterie très rock enluminée par les folies percussives de Verly. Au-dessus, le reste du groupe est resserré autour d’une ligne claire qui permet de donner leur envol à des solistes majuscules logiquement inspirés. Marc Ducret, vieil ami, parti loin de l’Hexagone où l’on ne veut pas de lui non plus à l’époque, est invité d’honneur. Il donne une composition, “Julie s’est noyée” et joue de la seule guitare acoustique. Ni électricité ni sonorités trafiquées, le cent pour cent naturel est à la fois plus nerveux et superbement flamboyant. Plus écrit aussi : les couleurs sont nuancées, parfois plus âpres. Le retour est une réussite. Continuons.
Est-ce le sentiment d’urgence ou une attente trop longue qui pousse maintenant à la suractivité ? Emler propose un nouveau disque l’année suivante en 2007. West in Peace paraît, lui aussi, chez Nocturne. Guillaume Orti remplace Philippe Sellam, Méderic Collignon donne de la voix et du cuivre (cornet, trompette), les autres ne changent pas. Soutenu par des compères musiciens qui le suivent tête baissée dans l’aventure et par un public enthousiaste, Andy Emler est libéré, il s’amuse et nous avec. Adepte du groove, il n’a pas peur de la danse, fût-elle complexe (il faut en ce sens lire les notes de pochette pour prendre conscience, derrière l’évidence de l’écoute, de la complexité du travail) qui donne des atours entraînants et immédiats à la formation.
Il faut dire que le foyer originel, le trio Emler / Tchamitchian / Echampard, tourne de manière redoutable. Pas seulement au sein de l’orchestre. Depuis 2003 au moins et de manière indépendante, ils signent des disques sous leur trois noms : TEE Time (In Circum Girum, 2003), À quelle distance sommes-nous ? (2006, même label) et le superbe Sad and Beautiful en 2015, chez La Buissonne, concentré des possibilités du MegaOctet. De leur côté, Andy Emler et Thomas de Pourquery jouent souvent ensemble en duo. De même qu’avec Collignon. Bref, ce petit monde s’entend à merveille et les vingt ans du groupe donnent lieu à un sommet.
Crouch, Touch, Engage sort, en effet, chez Naïve en 2009 et réunit les atouts des précédents qu’il parvient à dépasser. L’écriture est entièrement maîtrisée, syncrétique et ample, sertie d’arrangements qui la mettent en valeur. Les couleurs oscillent entre une légèreté remuante à l’humour inimitable (Retrouvez les citations détournées de “J’ai du bon tabac ” dans tous les disques) et une musique profonde qui dévoile sa matière et sa sensibilité au fil de l’écoute.
Suivent deux autres disques chez La Buissonne qui conservent le même esprit. E Total en 2012 et Obsession 3 en 2015. Sûr de ses possibilités de compositeur et de son outil, Andy Emler s’impose à présent des contraintes qui stimulent son imaginaire. E Total se construit entièrement sur la tonalité de mi, de la première à la dernière piste. Dès l’introduction, le son du groupe est plus que jamais massif. Il avance avec une puissance parfaitement restituée par la prise de son de Gérard de Haro (ingénieur du studio qui les suit depuis West In Peace). Circonvolutions, richesses harmoniques, chants / contre-chants et, toujours, “J’ai du bon tabac”, bien planqué. Le second disque est, quant à lui, composé sur des rythmes ternaires. Comme pour le mi, mieux vaut le savoir car à l’écoute rien ne transparaît. L’auditeur peut se contenter de jouir du son. La force du compositeur réside là : il a le sens du spectacle. Son intérêt pour la complexité est un jeu qu’il a le bon goût de garder pour lui et ses camarades : le public n’est jamais exclu, il est partie prenante du système.
Le propos s’affine sans cesse et derrière les titres d’accès immédiat se tiennent des pièces profondes qui renvoient à l’épaisseur et à la densité de l’univers classique. Plus longues, elles sont construites comme de véritables suites, faites d’échos, de rimes, de reprises maintenues ensemble, avec une maîtrise aiguë, par une forme générale. Andy Emler creuse, par ailleurs, ce sillon. For Better Times, chez La Buissonne encore, en 2008, lui donne l’occasion de démultiplier son piano. Il en montre les possibilités et s’amuse de ces montages. Présences d’esprit (chez Signature) en 2014 oppose (c’est le terme : sur scène, les deux formations se tiennent face à face) le groupe à l’Ensemble Archimusic de Jean-Rémy Guédon et Élise Caron : dix-sept musiciens et une musique limpide et bouillonnante. En 2015, My Own Ravel s’approprie l’écriture du grand Maurice. Chaque note l’évoque, sans jamais rejouer pourtant une seule des phrases du Basque. Ni pastiche, ni parodie, un hommage en guise d’autoportrait à la manière de.
Trois disques encore confirment les talents du compositeur Emler. Hopen Air (Klarthe, 2016) est écrit pour un orchestre symphonique, un ensemble de dix musiciens, un quatuor de saxophones et un duo de percussionnistes. Rien ne laisse entendre le jazzman derrière les partitions (d’autant plus que le pianiste ne joue pas) si ce n’est que cette écriture classique swingue diablement. Tubafest (La Buissonne, 2015), écrit pour ce formidable musicien qu’est François Thuillier, a plus à voir avec l’univers du contemporain qu’avec les marching bands New-Orleans (La Buissonne toujours, avec un quatuor de cordes, trompette, euphonium, trombone et tuba).
Pause enfin (2011, Naïve) est une succession de morceaux en duo dans lesquels Andy Emler tient l’orgue. Ainsi isolée du groupe, on perçoit mieux la personnalité des musiciens. Laurent Dehors est généreux et extraverti, Guillaume Orti profond et cérébral, Laurent Blondiau, d’une sensibilité évidente, etc. Chacun s’épanouit pleinement au contact du claviériste. Ici réside d’ailleurs un des secrets de la longévité et de l’inventivité du MegaOctet. Andy Emler, en peintre véritable, joue d’une alchimie subtile entre empathie naturelle pour des musiciens amis et une science maîtrisée de la musique qui les “utilise” au plus près de ce qu’ils sont et permet d’en extraire le meilleur. Et la toute nouvelle production ne déroge pas à la règle.
Écoutez-les, ces disques, et vous comprendrez enfin la blague répétée à l’envi à chaque concert du MegaOctet par le chef lui-même : “- Bonjour Monsieur Emler, j’ai acheté votre disque. - Ha, c’est vous ?!!”