Tribune

Aretha Franklin touchée par la grâce

Pourquoi il faut regarder Amazing Grace, le film de Sydney Pollack sur l’enregistrement du disque d’Aretha Franklin.


Assister à l’enregistrement d’un album d’Aretha Franklin, d’autant qu’il n’y a pas à voyager jusqu’à Los Angeles, ni à voyager dans le temps (pas au point), voilà une proposition alléchante. Ça se passe en 1972 dans une petite église et l’enregistrement se fait sur deux jours. Sydney Pollack est alors un jeune cinéaste, mais dispose tout de même de cinq caméras. Enregistrement en 1972 mais sortie quarante sept ans plus tard !

Aretha Franklin nous a quitté en 2018.

Le film sort, enfin, en juin 2019. Au générique on nous apprend qu’il y avait quelques problèmes techniques. [1]

Dès le début, le Révérend James Cleveland rappelle que c’est un office religieux. Il prévient aussi son auditoire de l’enregistrement. Il pourra donc y avoir des coupures, et il faudra recommencer. Et si on vient de dire Amen, on redira Amen, autant de fois que nécessaire. Et si la caméra est sur vous, il n’est pas dit qu’elle y reviendra, alors donnez tout ce que vous avez. Et pour ceux qui n’ont pas la foi, tâchez de faire de votre mieux, tout ça avec douceur et sourire.

Et la fête commence. Pollack explique à quelqu’un hors champ qu’il y aura une prise lors des répétitions et qu’on enchaînera sur le concert. En fait d’enchaînements, c’est un raccord saisissant entre une phrase en répétition et la suite en concert.
Les caméras sont devant Aretha, à côté du choeur, le Southern California Commununity Choir, vers la salle, derrière le chef de chœur, Alexander Harrison, qui dirige avec fougue, en dansant presque, et elles bougent, passant parfois devant une autre qui l’enregistre. Et c’est gardé au montage. La logistique est intégrée à la mise en scène.
L’écran est parfois partagé en deux, le visage heureux du révérend, et Aretha toute à l’intérieur de son chant. Et de bout en bout, le montage est musique.

Puis vient le moment du thème qui donne le titre de l’album : « Amazing Grace ». C’est effectivement un moment de grâce musicale, un moment de ferveur parmi les fidèles, des interpellations irrépressibles de choristes vers la prêtresse, l’impossibilité de rester assis. Pour des gens de culture européenne, des gens qu’ils qualifieraient de sceptiques, tout cette transe religieuse paraît hors norme. Il y a un message subliminal qui jaillit soudain : ces gens ont su transformer leur assujettissement, les souffrances et les vexations subies en une ferveur fraternelle, en une culture musicale qui n’en finit pas d’influencer le monde. La transe musicale, elle, vous n’y échapperez pas.

Le deuxième jour est encore plus incandescent. Aretha traverse la chapelle alors que son chant est déjà sur la pellicule, et quand elle regarde le public le raccord musical est parfait. La suite est très américaine. Un discours du Révérend Cleveland qui parle de l’éclosion du talent d’Aretha. La venue d’une autre princesse du gospel, Clara Ward  : je l’avais vue sur scène étant adolescent à Paris et le souvenir est encore vivace. Et le papa, lui-même révérend, qui vient tresser des louanges à celle qui fut petite, qui explique les journées passées à chanter chez eux, en compagnie du révérend Cleveland et de Clara Ward.
En dépit d’une coupure du son, un verre d’eau renversé sur des câbles, l’office reprend, avec ferveur. La caméra tournée vers le public délivre une image floue qui peu à peu se focalise sur Mick Jagger, un musicien très affuté sur le talent des autres. Il ne s’en rend pas compte et il s’en moque.

Encore une fois, un moment d’une folle intensité : Aretha Franklin dit sa foi, assise. On pense à une simple déclaration. Puis elle se lève, ses mots deviennent chant. Elle s’adresse au chœur qui est tout proche d’elle, qui en est totalement électrisé. Dans la salle, la transe saisit certains, qu’il faut alors évacuer. Le papa révérend jaillit de son siège malgré lui, puis se rassoit à grand peine. Clara Ward se jette à la renverse dans son fauteuil, chavirée de bonheur. La caméra dans le public saisit ces instants où personne n’est lui-même. Une transfiguration collective.
Il y a bien d’autres scènes marquantes mais je vous laisse les découvrir..
Il vous faut voir ce film, de préférence en salle (mais il y a un dvd). La tension, les frissons qui seront les vôtres, pourraient vous inciter à vouloir écrire, pour libérer le trop-plein d’émotion, pour partager.
N’hésitez pas, ce serait probablement meilleur que ce texte.

par Guy Sitruk // Publié le 11 août 2019
P.-S. :

[1Le futur grand du cinéma, Sydney Pollack, était à l’époque peu expérimenté : il avait oublié le clap d’enregistrement, et tout travail de synchronisation devenait impossible avec les techniques de l’époque. Autre problème, en 2011, le film est prêt mais Aretha Franklin refuse sa diffusion de son vivant. Elle n’a pas tous les droits, mais le réalisateur obtempère. Un an après sa mort, le film sort.