Chronique

Peter Jacquemyn & Evan Parker

Marsyas Suite

Evan Parker (as, ts), Peter Jacquemyn (b, voc, objets)

Label / Distribution : El Negocito Records

Marsyas est une sorte de martyr de la mythologie grecque. Satyre musicien qui récupéra l’aulos d’Athéna et se mit à en jouer tel un dieu. C’était avant de défier la lyre d’Apollon, ce qui demeurera sans doute comme la première battle de l’histoire de la musique, et de finir écorché vif et pendu à la pinède puisqu’il est acquis que les dieux n’ont pas d’humour. C’est une scène statufiée qu’on peut admirer au Louvre, dans la collection des antiquités. Mais que reste-t-il de la musique ? De cette âpre bataille entre les anches et les cordes ? Comment la faire revivre ? C’est à toutes ces questions que tentent de répondre le saxophoniste Evan Parker et le contrebassiste Peter Jacquemyn dans cette Marsyas Suite enregistré à Bruges en 2012 et que le jeune label belge El Negocito Records a publié récemment.

Evans et Jaquemyn ne sont pas des dieux, certes, mais les forces en présence ont quelque chose de démiurgique. En six parties plus ou moins longues, l’Anglais et le Belge refont le match. C’est un propos qui fait confiance à l’instant et à l’instinct, mais chaque rôle est bien distribué. Pour incarner Marsyas, hâbleur et insatiable, Evans est parfait. Jamais il ne cherche un second souffle. Il joue à flot continu, que ce soit dans son étourdissant solo (« Marsyas Suite II ») ou lorsqu’il place des petites attaques incessantes, piquantes et parfois goguenardes (« Marsyas Suite III »). Quant à Peter Jacquemyn, qui d’autre pouvait incarner la vigueur incommensurable d’Apollon ? Les structures de l’improvisation vacillent sous les coups de son jeu physique. Qu’il joue à l’archet ou qu’il claque ses cordes sur divers objets, on a la sensation que l’instrument est enserré dans des mains de géant (« Marsyas Suite V »). La force ou l’agilité. La puissance ou la défiance… C’est la lutte qui s’exerce au fil de cet album.

Lorsque Jacquemyn harmonise sa contrebasse avec son chant de gorge profond et forcément mystique, on comprend que se rejoue sous nos yeux la défaite de Marsyas. Mais c’est une déroute superbe et disputée, où Peter Evans ne fait que crier son absolue liberté. Le duo ne se défie pas réellement d’ailleurs ; ce n’est pas du catch surjoué, c’est une certitude que la musique rapproche plutôt qu’elle ne divise. Il y a de la concorde dans cet affrontement rugueux mais plein de respect. Si dans la mythologie, Apollon l’emporte toujours sur Marsyas, ne nous leurrons pas : Evan Parker est du genre à vendre chèrement sa peau. Une belle rencontre documentée par un label à suivre.