Chronique

Avishai Cohen

Seven Seas

Avishai Cohen (voc, b, p), Karen Malka (voc), Shai Maestro (p), Amos Hoffman (oud, g), Itamar Doari (perc, voc), Jenny Nilsson (voc), Jimmy Greene (ts, ss), Lars Nilsson (bugle), Bjorn Samuelsson (tb), Bjorn Bholin (cor).

Label / Distribution : Blue Note

Et si Avishai Cohen, contrebassiste charismatique dont la renommée n’a cessé de croître depuis le début de ce siècle via une douzaine d’albums, témoignages de ses expériences multiples, venait avec Seven Seas de réaliser ce qu’en d’autres milieux on appelle un coup parfait ?

Un disque aux confins de la magie parce que véritable manifeste de ce que peut être la fusion naturelle entre musiques d’origines diverses ; un enregistrement produit à trois [1] réalisant une synthèse harmonieuse de tout ce qu’il a entrepris par le passé, de la tradition de son pays, Israël, aux expériences de la scène new-yorkaise - qui l’ont notamment amené à côtoyer Chick Corea, dont on sait tout le bien qu’il pense de cet artiste habité.

Pour nous être récemment émerveillé devant le magnétisme de ce musicien hors normes [2] , pour avoir mesuré en chair et en os tout son pouvoir de séduction et ressenti l’émotion qui submergea un public debout aux yeux brillants de fièvre, on pouvait se demander si cette alchimie vivante, cette brûlure communicative franchiraient ou non avec succès la barrière souvent hermétique du studio.

Soyons rassurés : en reconduisant l’équipe qui l’entourait en 2009 pour Aurora, son précédent disque, étoffée d’une section de soufflants, l’Israélien volant nous emporte avec lui sans qu’il soit envisageable de lui opposer la moindre résistance. On assiste en effet depuis peu in vivo à la mue émouvante d’un artiste qui a su ajouter de très belles cordes – vocales, évidemment – à celles de son instrument de prédilection, et ancrer son art poignant de la mélodie dans un environnement alliant une palette de couleurs chaudes à un horizon dont l’apparente simplicité est celle de l’essentiel - ce qui va toucher nos émotions au plus profond.

Oui, il y a là une voix… Elle fait désormais partie intégrante de son corpus musical, elle dit la beauté, elle peut se faire séductrice, elle sait aussi dialoguer avec la contrebasse, en la mimant parfois. Pourtant, Avishai Cohen ne se dit pas chanteur au sens classique du terme, lui qui a pris son temps pour s’affirmer comme tel depuis Aurora : « Je ne me suis jamais considéré comme un chanteur au sens de quelqu’un qui interprète des paroles : je suis avant tout un musicien, qui traite la voix comme une sorte de texture au sein des arrangements. J’ai trouvé le moyen d’en faire une partie, ou un quasi équivalent, de l’instrument ». Aucune fausse modestie dans cet exercice d’humilité vocale, seulement l’expression d’une démarche de chant collectif qui associe tous les instruments dans un même élan spirituel.

Il se dégage de Seven Seas comme un sentiment de bonheur grave, d’harmonie inquiète : chaque note est ici empreinte d’une conscience existentielle qui exalte la beauté et interroge le monde. C’est une musique de l’âme, l’âme d’un artiste en pleine possession de ses moyens qui se fixe comme premier objectif l’élaboration d’un langage à la fois classique et universel dont Seven Seas serait une étape décisive.

Il est parfois de bon ton, ici ou là, de dire qu’Avishai Cohen a largement débordé les frontières du jazz. Avec parfois un jugement à peine suggéré, et franchement simpliste : ce dernier ne constituerait pas un espace assez accueillant pour cet univers unique où se mêlent musiques orientales, frissons méditerranéens et envolées rythmiques endiablées aux couleurs de la galaxie latino-américaine. Débat secondaire, voire superflu ; il faut avant tout évoquer la puissance de vibration d’un artiste dont les disques sont, et depuis toujours, de formidables invitations au voyage. Ou plutôt aux voyages, car avec Seven Seas, on survole les continents, on aborde des rivages multiples - on ne navigue pas pour rien sur sept mers – mais on sonde aussi l’être humain dans toute la complexité de son histoire et de son cheminement intérieur. Ce disque est d’ailleurs une lumineuse démonstration de fluidité [3], un ensemble où, comme le dit l’artiste lui-même, tout est lié par une même émotion. Il n’est pas opportun de disséquer l’album titre par titre ; mieux vaut laisser la musique couler et répandre en nous sa sérénité tranquille et ses bonheurs répétés.

Condensé heureux de berceuses hébraïques, de chants ladino – à l’origine, la langue des Juifs d’Espagne -, de rythmes généreux parfaitement soutenus par les percussions d’Itamar Doari et le piano de Shai Maestro, d’enluminures ensoleillées par l’oud d’Amos Hoffman ou la voix de Karen Malka, de textures soyeuses soufflées par le saxophone de Jimmy Greene ou le cor anglais de Bjorn Bholin, Seven Seas est un point cardinal sur la carte musicale de l’explorateur Avishai Cohen, navigateur résolu dont le cap est plus que jamais tenu.

En France, le public ne s’y trompe pas, lui qui remplit l’Olympia des mois à l’avance au point qu’une soirée supplémentaire est d’ores et déjà annoncée pour l’automne prochain. Seven Seas devrait garantir à Avishai Cohen la réussite qu’il mérite ; il avive en nous le désir de retrouver sur scène ce répertoire œcuménique qu’il étoffera certainement de nouvelles compositions, promesses d’explorations futures.

par Denis Desassis // Publié le 1er avril 2011

[1En septembre - octobre 2010 à Göteborg par Lars Nilsson et produit par ce dernier avec Avishai Cohen et Itamar Doari.

[2Voir notre compte rendu de Nancy Jazz Pulsations.

[3Voir à ce sujet l’entretien accordé tout récemment à Citizen Jazz par Avishai Cohen.