Scènes

Coup de chaleur automnal sur Kobaïa

Magma était en concert à la Souris Verte d’Epinal.


Magma © Jacky Joannès

Une heure de route pluvieuse et venteuse, entre chien et loup, pour rejoindre la Cité des Images et ce lieu baptisé la Souris Verte, en plein centre-ville d’Épinal. Mais ici pas d’herbe, on ne court pas non plus. De la musique, un point c’est tout. Et un peu de curiosité, beaucoup même, à l’idée d’écouter enfin pour de vrai, loin des images prises à la volée qu’on peut voir sur les réseaux sociaux, la nouvelle formule d’un groupe porté par Christian Vander depuis plus de cinquante ans et qui s’est engagé dans une tournée d’automne.

Trois quarts d’heure avant le concert de Magma, on attend déjà l’ouverture des portes. Tranquillement. On sait que le temps n’a plus guère d’importance, après le double report de l’événement en 2020, coronavirus oblige. Plus surprenant, un groupe d’élèves arrive. Ils sont jeunes, presque sérieux. Un peu plus tard, on apprend qu’ils sont en classe de troisième, venus en bus d’une petite ville voisine à l’instigation de leur professeur qui, à n’en pas douter, les a bien préparés. Ils ne connaissent pas le groupe ; aucun d’entre eux n’a, semble-t-il, écouté leur musique, mais tous savent qu’ils peuvent s’attendre à quelque chose de très particulier, entre « métal, jazz et musique classique » (sic). C’est touchant, pas si mal vu après tout, et leur histoire vous ramène au temps du lycée, quand vous pouviez faire un déplacement en bus pour assister à un concert de Pink Floyd qui rodait alors le répertoire de Dark Side of the Moon.

La salle est vite remplie, on s’amasse au parterre, le public semble décidé à manifester son plaisir, dans une ambiance très détendue. Tout le monde ou presque est debout. Mieux vaut faire le choix d’une coursive à l’étage où la vue est dégagée et le son très clair. Ce sera la première bonne surprise du jour. Il est un peu plus de 20 heures 30 quand les onze membres de Magma montent sur scène.

Tout de suite, on savoure la possibilité de distinguer assez précisément le son de chaque instrument, de chacune des voix. On le vérifie pour commencer avec « Walomendëm Warreï », une composition inédite de Thierry Eliez, parfaitement fondue dans l’esthétique décidément très chorale, aux accents d’opéra, qui caractérise le groupe. Vient ensuite le premier mouvement de « K.A », en provenance de la trilogie Ëmëhntêtt-Ré, soit une bonne dizaine de minutes qui affirment la force lyrique de Magma et ses sept voix. Jamais sans doute le chant du groupe n’a été aussi aérien sur scène, la musique semblant exposée en pleine lumière. Venu de l’album Merci, « I Must Return » vient poser son climat très soul music, toujours plus choral, tout en énergie et ferveur venues d’un lointain gospel. Les claviers sont en fête, eux aussi chantent. On scrute le jeu de Christian Vander, loin, très loin du déferlement des années 70 et de l’époque survoltée d’une batterie apocalyptique et des yeux exorbités du maître de cérémonie. Ce temps lointain où nous nous croyions tous invincibles et éternels. Tout chez ce batteur hors normes semble désormais concentré dans ses avant-bras et ses poignets. Précision, concision, puissance et retenue mêlées. C’est étonnant. C’est un sentiment particulier qui vous gagne alors, celui d’une vraie émotion procurée par cette nouvelle rencontre, qui se teinte d’imperceptibles nuances liées aux effets du temps qui passe et à l’idée qu’il faut profiter de ces moments dont la rareté ira croissant jour après jour.

Hervé Aknin & Stella Vander © Jacky Joannès

Stella Vander, très en avant sur scène, présente les compositions au fur et à mesure, elle annonce l’enregistrement prochain d’un nouveau disque, le désir de mêler les époques et de jouer en public des compositions souvent laissées de côté. Comme celle imaginée dans les années 80 (dont le nom de code reste « Stevie Vander ») ou cette ballade bossa dont les premiers riffs de guitare laissent entendre les échos de « Kobaïa ». On l’imagine volontiers composée à l’époque du premier album. Viendra enfin le moment cathartique de « Mëkanïk Destruktïw Kommandöh », œuvre emblématique de Magma, son hymne attendu par tous. À ce moment, une pensée pour ces collégiens qui vont l’écouter pour la première fois. Près de quarante minutes martiales, hantées, obsédantes. Les chœurs sont plus beaux que jamais. Quelques nouveautés dans les arrangements semblent les bienvenues, qui confèrent à cette composition une dimension autre, une vibration plus sereine. Christian Vander chante « Spiritual » de John Coltrane au moment central, en d’autres temps intitulé « Nebehr Gudahtt », jusqu’à un cri proche de celui d’un animal blessé. Toute son histoire semble ici réunie, Magma et Offering, magie noire et blanche à la fois. L’antagonisme amour-désespoir constitutif de sa musique est porté jusqu’à l’incandescence à la façon d’une offrande finale par celui qui voue au saxophoniste une passion de nature mystique. Il lui accorde une place de choix, la première, au centre de tout, la seule possible pour lui. Sans Coltrane, pas de Magma. Avant de « lâcher les chevaux », enfin, et de laisser son jeu exploser, jusqu’à l’ultime frappe d’une cymbale. Le public ovationne, remercie, les musiciens ont le sourire et reviennent chanter « The Night We Died » en rappel, pour une célébration des voix dans le recueillement. C’est un chant sublimé aux couleurs nocturnes parce que, justement, est venue la nuit.

Christian Vander © Jacky Joannès

Difficile d’en dire plus. Peut-être toutefois faut-il souligner la joie évidente du groupe, la force d’une musique qui semble aujourd’hui soulevée par un plaisir nouveau et veut prendre la lumière autant que faire se peut, parce que cette irradiation sera la source des énergies déployées dans les temps à venir. Magma nous montre la face ensoleillée de Kobaïa. Sur scène, on ressent l’écoute réciproque des protagonistes et leur plaisir d’être acteurs de cette histoire si singulière. La prestation de Jimmy Top, fils de Jannick et bassiste historique du groupe, est remarquable : sa basse a su donner toute sa souplesse, fournissant ce « swing » indispensable appelé de ses vœux par Christian Vander. Rudy Blas joint le jeu de sa guitare au chant de Stella Vander, ils sont souvent à l’unisson. Les claviers de Thierry Eliez et le Nordlead Stage de Simon Goubert tissent une trame hypnotique et heureuse à la fois. Hervé Aknin, trop souvent pointé du doigt par certains esprits malveillants lui reprochant de n’être point Klaus Blasquiz, est le chanteur aux couleurs changeantes qui convient parfaitement à ce nouveau climat d’ensemble.

Rudy Blas, Christian Vander, Jimmy Top © Jacky Joannès

La fête est finie. Quelques mots échangés ensuite avec les musiciens et un peu de temps passé avec Stella, pas vue depuis… douze ans ! Le retour sera doux – une joie profonde mêlée d’une nostalgie instantanée – avec le besoin de garder en tête cette soirée si émouvante. « Can’t let it fade »…

par Denis Desassis // Publié le 14 novembre 2021
P.-S. :

Musiciens : Christian Vander (batterie, chant) ; Stella Vander (chant) ; Rudy Blas (guitare) ; Jimmy Top (basse) ; Thierry Eliez (claviers, chant) ; Simon Goubert (Nordlead) ; Hervé Aknin (chant) ; Sylvie Fisichella (chant) ; Isabelle Feuillebois (chant) ; Laura Guaratto (chant) ; Caroline Indjein (chant). 21 octobre 2021