Scènes

Avoir quinze ans à Toulouse (2)

Dimanche 9 avril 2017. Suite et fin du compte rendu des 15 ans de deux structures phares de la scène toulousaine, Freddy Morezon et Le Pavé dans le Jazz.


In Love With au Théâtre du Pavé © Michel Laborde

Sous un soleil quasi estival, la fête se poursuit rue Maran à Toulouse, pour le quinzième anniversaire du Pavé dans le Jazz et de Freddy Morezon. Le 9 avril au Théâtre du Pavé étaient proposés une conférence de Christian Béthune et deux concerts, sans oublier l’exposition des photographies de Michel Laborde.

Sur deux jours de plein soleil, cet anniversaire polymorphe se déclinait en mots, en sons et aussi en images. Sur les murs du bar à l’entrée du théâtre, l’exposition de photographies de Michel Laborde révélait sans palabre ce que sont quinze années de concerts capturés dans l’objectif. Au bout du viseur, une envie sensible de prendre part à l’effort collectif, de rendre visible le travail de musiciens qu’ailleurs on expose trop peu. Ce weekend de convivialité a été l’occasion de valoriser l’édifice précieux que le photographe gersois a réussi à échafauder à bout de bras. Nous n’en voyons que la partie émergée – quinze clichés ressortis de sa collection – mais elle suffit à rendre tangibles les moments hors normes nés ici, au Théâtre du Pavé. Il adore le noir, Michel, et c’est sans doute pour cela que chaque trait blanc, dans ses portraits de scène, prend valeur de calligraphie. Les courbes de la contrebasse de Bruno Chevillon qui tranchent avec les baguettes tenues en angle droit dans ses mains. Les mains, aussi, de Barre Phillips qui s’expriment dans un flou révélant tout. Le bras, encore, de Jean-Luc Cappozzo qui s’élève comme pour dire à sa partenaire Joëlle Léandre de donner libre cours à son jeu. Les yeux mi-clos de Christine Wodrascka, qui font presque voir l’onde sonore générée par son piano. La forme suggère le fond avec pudeur, dans l’obscurité.

Christian Béthune au Théâtre du Pavé © Michel Laborde

A 18 heures, le musicologue et philosophe Christian Béthune entame en pleine lumière, dans la cour du théâtre, sa conférence sur le thème de « La mise à mal de l’esthétique musicale ». Une conférence au postulat évidemment bien touffu pour être exhaustivement brossé en une heure. Pour gagner du temps, il part de faits développés dans son ouvrage référence « Le Jazz et l’Occident » (2008). Il revient peu ou prou, car non chronologiquement, sur les incompréhensions et rejets qui ont abîmé l’image ou le nom du jazz sur un siècle de vie. D’ailleurs Béthune préfère, comme d’autres confrères, parler de « champ jazzistique », incluant ainsi d’autres musiques d’origine afro-américaine comme la soul, le blues, le gospel. Ces musiques aimées, défendues ici par un panel d’acteurs et de musiciens réunis à l’occasion de cet anniversaire, ont en effet subi toutes sortes d’attaques. De simples erreurs, appréciations de fonctionnement ou origines approximatives (Sartre), jusqu’au rejet total de la part de grands penseurs, l’esthétique jazz traînerait quelques casseroles peu harmonieuses.

Ainsi Christian Béthune cite Theodor W. Adorno (1) à qui l’on doit un « Adieu au Jazz ». Il évoque aussi la valeur d’échange, la valeur marchande, qu’ont revendiquée les musiciens pour vivre de leur travail mais qui a valu au jazz d’être « (dé)classé » comme un artisanat (une technique, un savoir faire) et non comme un art (qui serait sa propre fin). Faisant s’entrechoquer Platon – pour qui la musique devait être régulatrice de pulsions –, Coltrane, Mingus et Boulez – à tort dissocié du jazz puisqu’il défendait l’improvisation comme « mémoire manipulée » – le conférencier dresse en fait un contre-réquisitoire. Le jazz et sa pratique ont surtout fait voler en éclats de nombreuses tentatives de catégorisation, d’inclusion et d’exclusion, au profit de ce qui le rend imperméable au déluge de critiques : sa concrétisation libre, sa réalisation collective dans le présent. Une invitation à plonger derechef dans les concerts de la soirée.

Robin Fincker - Bedmakers Théâtre du Pavé © Michel Laborde

Il s’agit, pour commencer, de celui de Bedmakers. Leurs emprunts à l’histoire de la musique folk anglo-saxonne et celte ont une résonance particulière après que Béthune, dans sa conférence, a parlé du « lore », c’est-à-dire de la tradition, de la mémoire collective et musicale, qui est le terreau dans lequel les deux mélodistes Robin Fincker (saxophone ténor, clarinette) et Mathieu Werchowski (violon) et les deux percussionnistes Fabien Duscombs (batterie) et Pascal Niggenkemper (contrebasse) font pousser leur répertoire. Ainsi se divise le quartet car, à mon sens, le contrebassiste franco-allemand a totalement imposé son rythme au cours ce concert. Parfois usant de sa poétique avec inventivité (superbe sur « Maccrimmon’s Lament »), parfois jouant à la limite de la cacophonie les paysages évoqués. Bord de mer déchaîne, soulèvements populaires, rage. L’improvisation naît de sons déjà perçus par nos oreilles et nos sens plus ou moins aguerris. La surprise aussi. J’avais déjà entendu le quartet en novembre, au Festival Jazzdor 2016, où il était resté plus proche des mélodies légendaires de John Fahey, Bert Jansch (« The Wheel ») ou The Chieftains (« The Foggy Dew »). A Toulouse ce dimanche d’avril, il a basculé dans les chevauchées free. « Est-ce que ces cinq mois ont été nécessaires à la prise de distance ? » ai-je l’occasion de demander à Robin Fincker à l’issue de la soirée. « Pas forcément. On souhaite vraiment offrir des concerts aux formes radicalement différentes soit deux soirs de suite, soit à six mois d’intervalle. C’est la grande liberté que donne le fait de jouer autour de ces thèmes. »

Pascal Niggenkemper - Bedmakers © Michel Laborde

C’est au trio In Love With qu’il revient de clore ces deux jours en feu d’artifice. Au programme : exploration, exhibition du sentiment amoureux, le tout couronné de … « bisous ». Si, si. On est en droit de se demander si le pétage de plombs n’est pas consommé lorsque le leader et batteur Sylvain Darrifourcq, accoutré comme un cycliste élu meilleur grimpeur à Pigalle (maillot jaune fluo à cœurs noirs) nous présente la cérémonie. L’amour ici n’est qu’un jeu, rude parfois. Il prend la forme d’une course-poursuite effrénée, vers une cible commune : le plaisir. Le plaisir de jouer, dans tous les sens. De jouer avec les dress codes de la séduction jusqu’au rire. De jouer à prendre de la distance, pour mieux décontenancer lorsque vient le sérieux et l’intensité. Et ça commence fort avec le titre « Bien peigné en toute occasion ». Répétitive, hypnotique, la musique démontre toute la concentration et la tension nécessaires à sa réalisation. Les morceaux s’enchaînent, sans pause. Une implication de chaque seconde, une connexion débordante d’expressivité entre les cordes siamoises de Théo (violon) et Valentin Ceccaldi (violoncelle) forment la base sur laquelle Darrifourcq donne essor à son imagination. Leur musique ludique est un parangon de comédie humaine. Parmi les différents objets à sa disposition, le batteur place un e-bow sur une lyre couchée, une cithare. La poésie et l’amour courtois revus et corrigés à la lumière d’une onde électromagnétique, symbole des relations 2.0 d’aujourd’hui. Parallèle choc ? Qui a dit que l’amour n’était que calme et douceur ? A la fin les corps exultent. Le public, en partie debout, ne se retient plus et laisse exploser sa joie. Vraiment méritée.

Théo et Valentin Ceccaldi, In Love With, Théâtre du Pavé © Michel Laborde

par Anne Yven // Publié le 11 juin 2017
P.-S. :

1 - Lire « Adorno et le jazz » de Christian Béthune