Scènes

Luberon Jazz Festival 2015

Compte rendu de la 25è édition


Photo © Anne Yven

Le Vaucluse ne rayonne pas qu’à travers la solaire Cité des papes et le 6e art. Sur une semaine, c’est le jazz qui investit divers lieux patrimoniaux et culturels de la ville d’Apt et des alentours.

Pour la 25e fois, l’association Kiosque, qui œuvre pour le décloisonnement artistique et mise sur la proximité, a proposé son Luberon Jazz festival sous une chaleur estivale. 25 concerts embras(s)ant les jazz d’ici et d’ailleurs avec, en 2015 plus particulièrement, un accent mis sur la jeune création contemporaine.

Pour cette édition, Kiosque, basée à Apt, dans le Luberon (prononcez LuBEUron) a misé sur une direction artistique plurielle : un comité de musiciens chapeauté par la structure Naï No Production et représenté par un musicien et enfant du pays, le guitariste Pascal Charrier. Diplômé du conservatoire d’Avignon, il a aussi été l’élève d’Alain Soler, qui a fondé l’Atelier de Musique Improvisée à quelques encablures de là, en Provence. Charrier, que l’on connaît en tant que leader du Kami Quintet, s’est entouré de trois musiciens et improvisateurs qui dépassent les frontières hexagonales : Robin Fincker, saxophoniste et clarinettiste collaborant notamment avec Outhouse, Vincent Courtois, Splice ou les musiciens de la scène londonienne du collectif Loop ; Julien Tamisier, (claviers, électronique), associé aux musiques actuelles, compositeur et chercheur, professeur au département jazz du C.R.R d’Avignon ; et enfin, Frédéric B. Briet, contrebassiste, compositeur et directeur de projets dans divers conservatoires de Bretagne depuis 20 ans (il a, en outre cette année, joué au sein du quintet franco-américain The Bridge #7).

2015 marque donc une nouvelle impulsion pour le festival qui, depuis plusieurs années, réunit plus de 6000 spectateurs grâce aussi à des partenariats sur le territoire. Par exemple avec le conservatoire de musique du pays d’Apt, dont les locaux réaménagés ont été inaugurés en mai dernier, et cette année encore avec une structure atypique de la ville, le Vélo Théâtre, une pépinière d’entreprises, implantée depuis 1992 dans une ancienne usine de fruits confits qui, par la pertinence des projets pluridisciplinaires défendus, s’est spécialisée en devenant une friche artistique convoitée dans le secteur culturel de la région. Un lieu captivant, qui offre un écrin de choix pour des concerts intimistes, proposés dans des espaces modulables et douillets. En ce chaud mois de juin, ce lieu qui, d’ordinaire, propose les spectacles des compagnies en résidence, s’ouvre de tous côtés aux artistes et aux publics. On se dit que le nouveau cœur de l’événement, greffé avec attention et conviction, devrait y battre sans trop de problème.

Sylvaine Hélary Photo © Frank Bigotte

Le 3 juin, c’est avec Entre chou et loup, le duo de Sylvaine Hélary et Noémi Boutin, que nous entrons dans le festival. Il est l’heure où les enfants sortent de la sieste dans laquelle les a plongés la chaleur de l’après-midi. Nous nous engouffrons avec eux dans la fraîche Chapelle des Carmes. Une partie de cet édifice religieux a été restaurée. Un nouveau plafond évite les déperditions acoustiques les jours de concerts. Pour les bambins regroupés devant la scène, l’alcôve se prête particulièrement bien à l’écoute délicate. Les jeux de Noémi Boutin, au violoncelle, objets et chant, et de Sylvaine Hélary, aux flûtes et objets et au chant, se toisent, se défient, jonglent avec la langue, les bruits et les rythmes hoquetants. Récits décousus, placements saccadés, sur des pièces de compositeurs contemporains surréalistes et comiques (Joëlle Léandre, Sylvain Lemêtre ou Albert Marcoeur) font appel à des instruments et jouets en caoutchouc, provoquant les gazouillis des gamins à peine choqués de voir des animaux maltraités. Si le burlesque échappe aux plus jeunes spectateurs, les regards et rictus des parents font penser que ce spectacle à la frontière du théâtre et du concert de musique contemporaine a encore de beaux jours devant lui.

Après une visite, au soleil couchant, de la ville parée de senteurs estivales, la soirée se poursuit avec deux concerts au fameux Vélo Théâtre. Pascal Charrier y retrouve Omun, quartet dont le nouveau répertoire contemplatif a été co-écrit avec Julien Tamisier (claviers). Robin Fincker (sax ténor et clarinettes) et Sylvain Darrifourcq (batterie) dont les recherches sonores ont évolué vers des projets plus électriques, complètent la formation. Ici, il est question de matières qui s’agrègent, d’une musique en train de prendre vie, et c’est d’autant plus troublant que les morceaux sont très écrits. On croit voir une machine s’ébranler, un édifice se construire au son des coups de marteau (piqueur) que le batteur assène ; le premier titre est d’ailleurs un thème répété trois fois de façon plus « ample ». Sur cette base presque bétonnée, guitare et saxophone allègent l’atmosphère. On pense à une musique de film et l’on n’est pas surpris lorsque Pascal Charrier avoue l’influence d’Ennio Morricone sur l’un des morceaux. On a l’impression d’observer un paysage sombre à travers l’obturateur d’un objectif saisissant les moindres particules de lumière. « La Danse des câbles » permet à Robin Fincker de glisser un solo de clarinette, une des réussites du set. On ne sait pas bien ce que l’on a filmé, on regardera plus tard ce que les mouvements de la caméra ont capté. On le saura peut-être bientôt, car le premier album sera disponible chez Naï Nô Records. A suivre, donc.

Claude Tchamitchian/Guillaume Roy © Hélène Collon

Ce nouveau quartet laisse place à un tentet déjà fameux : Acoustic Lousadzak interprète Even Eden. L’introduction de Claude Tchamitchian gratifie le public d’un « Vive les militants de l’imaginaire ! ». La centaine de personnes installée sur les estrades, sous le plafond du petit théâtre, se love avec indolence dans la chaleur qui s’est accumulée au fil des heures. On ouvre une fenêtre pour laisser circuler l’air et les notes, car on sait que le concert va dégager de l’énergie. Il flotte, comme suspendu entre les poutres qui quadrillent l’espace, un nuage d’apaisement, une adéquation entre la proposition artistique et l’écrin à flan de montagne où elle va être donnée. Une impression confirmée dès les premières notes.

Autour du contrebassiste, neuf interprètes jouant trois pièces écrites pour grand ensemble, un répertoire entièrement acoustique d’une beauté à couper le souffle. Ces suites, inspirées par la vie, la mort et l’amour autour de textes universels d’origines sacrée et profane, sont autant d’appels vers un au-delà poétique, fantasmé ou simplement rêvé, là, dans l’instant présent, devant nous. Comme cette prière-poème de Max Ehrmann qui commence par « Allez tranquillement parmi le vacarme et la hâte, et souvenez-vous de la paix qui peut exister dans le silence ». De ce texte comme des autres, qu’elles soient d’Agota Kristof, romancière hongroise, ou de Christine Roillet, comédienne et metteuse en scène française, le public ne capte pas toute la substance, dont l’interprétation tourbillonnante de la chanteuse Géraldine Keller nous prive. Mais il est vrai que la magie opère mieux lorsqu’elle est auréolée de mystère.

De ce concert en tutti qui frôle la perfection, on retient aussi le tournant de la seconde suite. Un duo entre le véloce violoniste Régis Huby et l’altiste Guillaume Roy. Sans temps mort, ils passent la main au chef d’orchestre, qui introduit magistralement le solo de trompette de Fabrice Martinez, un de ces soli qui coulent, apaisent et amènent les membres de l’assistance à échanger des regards embués. A la fin de la troisième suite, la bien nommée « Aride métrique », le public se lève, ébahi. Cette soirée lui laisse en bouche un goût de paradis.

Le lendemain 4 juin à l’heure du déjeuner, nous sommes conviés, l’appétit aiguisé, à un concert dans la Chapelle baroque rattachée au conservatoire de musique d’Apt. Son acoustique a été jugée particulièrement intéressante par Guillaume Roy. Cofondateur du quatuor IXI (en lettres capitales), il a l’art et la manière polie de brouiller les pistes musicales. Aussi, avant de jouer, prend-il le temps d’introduire sa musique qui, a priori, peut laisser perplexe. Un alto, du jazz, de la musique contemporaine empruntant au classique dans un lieu baroque… « A quoi s’attendre ? » peut-on entendre, et lire sur les lèvres de ceux venus se nourrir de notes dans la fraîcheur de l’édifice. C’est le secret de l’improvisation : se présenter sans idées préconçues et donner pourtant à la musique la densité de pièces écrites depuis des lustres.

Ceci posé, on peut plonger dans l’intimité de cet instrument accordé une quinte plus bas que le violon et qui fait « corps » avec le physique de son interprète, si grand qu’il peine toujours à se déployer complètement. C’est que la modestie du soliste se ressent jusque dans son jeu. Guillaume Roy sait arrêter le crescendo avant qu’il ne bascule dans une dramaturgie vaine. Il sait, sans trop en faire, atteindre une densité harmonique prenante. telle est la touche personnelle de cet improvisateur qui réussit même à faire passer, au bon moment, une dissonance vivifiante devant un public globalement ébahi. En attestent le silence respectueux et les souffles retenus qui ponctuent chaque pièce, contrastant avec le jeu vivant du soliste qui exhale et inhale à grandes bouffées, empruntant aussi bien à Bach qu’aux contemporains. Parfois la beauté est dans un frémissement, dans l’archet posé sur les cordes une fraction de seconde après le temps imposé. Il n’en faut pas plus pour créer le frisson. Un grand moment de musique et de création. C’est à se demander si ce festival, qui cumule les bonnes notes, est capable d’en émettre une fausse !

Guillaume Roy © Hélène Collon

La réponse vient à 18h. Sur le papier, Horizons, proposition hybride de la compagnie Médiane, mêle musique électro-acoustique et vidéos. Il y est question de dépaysement sur les chemins sauvages et marins du Danemark. Bien que le dispositif scénique soit effectivement épuré (comme les dits paysages) et ingénieux, il faut se rendre à l’évidence : l’ennui guette ! Le texte et la narration trop douce de la metteuse en scène Catherine Sombsthay et le rythme trop régulier d’une musique minimaliste souvent inerte, ne parviennent pas à convaincre. D’autant que les images imposées ne relaient nullement la poésie des mots. Il faudra un doux apéritif sous le soleil provençal et sur la terrasse du Vélo Théâtre pour dissiper l’impression amère laissé par cet accroc. Il est l’heure de retrouver Spring Roll, quartet de musique contemporaine mené par Sylvaine Hélary dans la salle municipale.

Quand on connaît la personnalité de la flûtiste, on sait qu’elle ne s’impose pas en leader tyrannique. Rythmes et mélodies sont ici partagés, et circulent du piano d’Antonin Rayon vers le saxophone ténor de Rémi Dumoulin puis, de manière plus complète tant sa palette d’instruments est large, vers le vibraphoniste et percussionniste Sylvain Lemêtre. Comme lors de son duo avec Noémi Boutin, la musicienne chante et nous tend une main espiègle pour entrer dans plusieurs « rondes », un jeu du chat et de la souris parfois étrange et, ce soir-là, un peu brouillon. C’est déjanté, mais cela manque de folie franche, on sent les musiciens un peu crispés. L’intérêt de cette musique percussive, exécutée sans batterie mais avec une basse martelée à l’orgue, plus les instruments de Lemêtre, se fait sentir lorsque la cadence se régularise. Le son de Rémi Dumoulin peut enfin se détacher et Sylvaine Hélary, en mettant en musique un sonnet de Shakespeare, peut enfin fermer les yeux et se lâcher.

A l’inverse de l’esprit démocratique qu’instaure la flûtiste au sein de son quartet, le saxophoniste et rappeur anglais Soweto Kinch se positionne en patron et donneur d’ordres. Le remuant « diamant noir », animé d’une énergie de sprinter à mi-course, déboule sur la scène d’Apt, les yeux exorbités. Le fauve est lâché ! Il se heurte quelque peu à la timidité des spectateurs. Une dichotomie qui perdurera malgré tous les efforts du prodige pour se mettre le public dans la poche : battle de punchlines aux accents revendicatifs (les « have » contre les « have nots ») ou une improvisation à base de mots donnés par le public. La technique est rodée. On ne peut que lui reprocher son excès de zèle, débordant par exemple sur les soli à l’alto. Un beau contrepoint est apporté par le jeu plus nuancé du trompettiste invité Jay Phelps.

La suite de la soirée se passe en « club jazz » à La Baleine Pilote, qui n’est autre qu’une des salles de la pépinière du Vélo Théâtre. Les plus noctambules retrouvent la musique sélectionnée par Jean-Paul Ricard, collectionneur passionné connu en dehors des frontières avignonnaises en tant que président de l’AJMI. Le jazz des années 50, 60 et 70 nous assure une transition de luxe vers la nuit sous le ciel du Vaucluse.

Le lendemain, la Chapelle des Carmes offre une vibration propice au voyage où nous embarque à midi le capitaine Julien Desprez et sa Stratocaster amplifiée. Un passeur musicien, improvisateur taquin qui, l’air de rien, tire de ses frottements électriques une matière brute, épaisse, dense, qu’il appartient à chaque auditeur de tailler avec les outils de sa culture personnelle. On y a vu Hendrix (peut-être pour des raisons capillaires ?), ou le Thurston Moore d’il y a vingt ans, on voit dans les ralentissements des appels au post-rock (Mogwai et Explosions in the Sky) ; et tant d’autres choses encore... « May Day, Ground Control to Acapulco spaceship, nous avons perdu de vue votre destination » ! Est-il nécessaire de tout comprendre ? Quand le concert s’arrête, une fois la déflagration sonore passée, Desprez pose sa guitare et répond à la seule question encore en suspens. « Voilà, c’est ça Acapulco ! » Et cela suffit à nous rassasier.

Le soir, double plateau aux couleurs résolument chaudes, à l’image du concert de Rouge, trio formé par Guillaume Orti (saxophones et compositions), Simon Goubert (batterie) et Frédéric B. Briet (composition, contrebasse). Ce dernier présente son nouveau répertoire en rappelant que le rouge est la couleur du sang que l’on partage, que l’on a tous en commun (… que l’on soit « noir ou blanc de peau », s’entend-on murmurer). La chaleur accumulée au fil de la journée, voire de la semaine, doit amplifier les vibrations car le jeu de ces travailleurs de matière fait ici oublier la fraîcheur d’une musique qui vient de naître. De l’Afrique aux États-Unis, les emprunts, les hommages pleuvent à chaudes larmes. Les percussions brutes et parfois sèches de Goubert renvoient à sa grande connaissance de la musique sénégalaise. En face, le jeu de vagues subtiles de Briet, marqué par la scène contemporaine new-yorkaise (dont le symbole dans ce cas précis est le contrebassiste Thomas Morgan), ondule avec bonheur. Entre les deux, Orti, au saxophone alto, tempère et joue les nuanceurs, ce soir-là fort à propos.

La suite couronne et salue, s’il en était encore besoin, la richesse du jeu de Bojan Z qui clôture lui aussi la soirée et le voyage par des clins d’œil aux musiques « en six-huit » des pays de l’hémisphère sud, du Maghreb à l’Argentine. Comme s’il sentait que l’atmosphère était déjà saturée de chaleur, il conclut par un morceau de Duke Ellington, « On A Turquoise Cloud », qui étanche notre soif d’optimisme.

L’édition 2015, enfin, a été l’occasion d’une nouvelle collaboration entre l’équipe du festival de jazz et celles du festival des Cinémas d’Afrique et du cinéma Cinémovida, où le documentaire Expérience africaine (2008) a été projeté en présence du réalisateur. Le film relate une action culturelle peu banale entre Marciac, pour toujours associée au jazz, et Conakry (Guinée), où se trouvent certaines des racines de cette musique. Outre qu’ils pratiquent quotidiennement le jazz, les élèves du collège public de la ville ont donc eu la chance de participer à une master class qui les a amenés à jouer sur la scène de Jazz in Marciac ainsi qu’à Conakry avec des Guinéens virtuoses sur leurs instruments traditionnels respectifs. Ces musiciens dévoués perpétuent l’œuvre de leur maître Momo Wandel, saxophoniste aujourd’hui décédé, avec ces petits Français devenus des « passeurs ». Assimilation de chocs culturels par les rites, le rythme, la danse, la pratique intensive et les rencontres humaines font de ce film, extrêmement émouvant, une réussite. Expérience africaine entre en résonance avec une programmation qui prône l’ouverture et le décloisonnement par des actions de territoire. Le plus, c’est évidemment la rencontre avec le réalisateur, Laurent Chevallier, qui nous permet d’aller au-delà, de savoir ce que ces enfants ont fait de cet apprentissage hors normes. On est à peine surpris de savoir que le retour à une pratique « académique » de la musique a été au mieux difficile, au pire suivi d’une période de dépression. Car, on ne le sait que trop : la musique se vit passionnément.

Fanfare My Bucket’s Got A Hole In It - Photo Anne Yven

Le mot de la fin revient à Jean-Paul Ricard : « La meilleure façon d’écouter du jazz, c’est (toujours) d’en voir » - en d’autres termes, de le vivre. Les exemples démontrant la véracité de cet adage sont innombrables. Ils prônent le maintien de la création contemporaine, le goût de la prise de risque, l’accessibilité à la nouveauté, à l’inconnu, au détriment de la quête systématique de rentabilité. Parions que le public de ce beau festival, ainsi bien sûr que ceux qui le font vivre, sauront suivre ce chemin.