Entretien

Eve Risser, le bal des couleurs

Rencontre avec la pianiste et flûtiste française à l’occasion de la sortie de l’album Eurythmia de son ensemble Red Desert Orchestra.

Eve Risser © Sylvain Gripoix

Eve Risser est dans notre objectif depuis des années. A l’occasion d’une rentrée chargée (plusieurs projets en tournée) et de la sortie de Eurythmia du Red Desert Orchestra, un entretien s’imposait. Or, une interview avec la bouillonnante Eve, c’est beaucoup d’apartés. De journaliste, on devient interviewée et l’échange tourne en conversation ponctuée de confidences, de rires et de questionnements politiques, sociétaux.
Eve Risser provoque les questions et les chamboule. Cela tombe bien. A Citizen Jazz on sait que c’est dans les didascalies qu’une personnalité se lit. Artiste associée à la Scène conventionnée La Soufflerie de Rezé, elle cultive le paradoxe d’appartenir à la fois à l’institution et au réseau indépendant. Elle impose naturellement le sujet de la parité dans les échanges et érige des remparts contre l’idée d’une musique intellectuelle en cassant les rituels associés aux concerts de piano. Une interview flashback sans nostalgie, en mouvements et en couleurs, forcément.

Eve Risser © Portrait par Christophe Charpenel

- Eve, en 2019 vous créez votre compagnie, ReVeR, 20 ans après être sortie du CNSM de Paris. Est-ce une célébration, était-il temps de marquer quelque chose ? Est-ce qu’ironiquement ça a renforcé votre projet, juste avant deux ans de COVID ?

En réalité, nous avons créé la compagnie pendant la crise du Covid ! Au même moment, nous avons aussi fêté les 10 ans d’Umlaut. Il s’agissait pour moi de structurer la production de mon travail, et de le faire avec mes amis. J’ai beaucoup aimé constituer un collectif. Donner de l’écho à tout ça, à mon travail, c’était une très bonne façon d’être moins autocentrée ! Je fais encore partie de ce collectif aujourd’hui et ça me réjouit.
Mais Umlaut soutient déjà beaucoup d’ensembles, c’est lourd à porter. Il me fallait donc monter une autre structure spécifiquement consacrée à de grands ensembles et à mes projets les plus personnels.

- Vous êtes sortie de l’École Nationale de Musique de Colmar, votre ville natale, diplômée simultanément en tant que pianiste et flûtiste, avant d’entrer au CNSM de Paris puis de vous consacrer à l’improvisation. Comment le piano, en particulier le piano préparé, est-il devenu votre instrument de prédilection ?

La corporalité exigée par le piano me ressemble. A la flûte, le corps entier est sollicité mais il ne produit qu’un seul son à la fois. Or, je ne sais pas faire une seule chose à la fois. Je crois sincèrement que je parviens à mieux me concentrer lorsque l’action se porte sur plusieurs choses simultanées.

Eve Risser © Michel Laborde 2019

Au piano, les techniques étendues que je pratiquais à la flûte m’ont manqué quand j’ai pris la décision d’arrêter ou de mettre la flûte au second plan. J’ai donc cherché à créer de nouvelles choses, des « sons bizarres » au piano. Pour moi, le piano est un orchestre à part entière. Dix doigts, dix sons simultanés et tant d’autres choses : une baguette de cheffe d’orchestre, une basse, un pied, des accords, une mélodie, ou même des images, des insectes, c’est infini.

La pratique de la flûte est moins jouissive à cet endroit. Pourtant, j’ai essayé d’en jouer avec des claquettes et une plaque en métal branchée à un ampli ; j’ai même tenté de chanter en jouant ! Mais il faut croire que ça m’a moins plu (elle rit).

Je ne sais pas faire une seule chose à la fois. Je crois sincèrement que je parviens à mieux me concentrer lorsque l’action se porte sur plusieurs choses simultanées

- Dans vos influences musicales on trouve donc des pianistes et improvisateurs historiques, Duke Ellington, Carla Bley, mais aussi des musiciens contemporains : Alexandra Grimal, Jean-Luc Guionnet et Joëlle Léandre, dont, je vous cite, « l’engagement féministe m’a marqué à l’occasion d’un stage à Mulhouse ».
Quels sont vos modèles et pourquoi ?

Carla Bley, c’est une femme, des orchestres, un label… elle ne jouait malheureusement pas avec beaucoup de femmes, mais c’était comme ça à l’époque. Son humour et son assise me fascinent. Son parcours, son assiduité aussi.
Sa musique m’a parlé très tôt quand - et là je vais donner une exemple très technique - je me suis mise à jouer « tonique - septième » à la main gauche au lieu d’un « voicing » sans basse. En bref, je me suis autorisé beaucoup de choses grâce à elle et à Thelonious Monk bien sûr.

D’autres modèles m’ont fait « y croire ». Comme Sophie Agnel, que je considère comme une grande sœur, au piano préparé. Elle m’a prouvé que l’on pouvait en vivre. Jouer une très belle musique avec un piano à queue et le faire dans des festivals punk et free jazz. Fini la messe du piano, le concerto dans une ambiance quasi religieuse !

Quant à Joëlle Léandre, elle est rigoureuse et sauvage à la fois. Une femme forte. Importante. Au cours de ce stage, oui, on peut dire qu’elle « envoyait du lourd ». On était vraiment au travail, il fallait chercher. On s’est forgées avec cette méthode, Yuko Oshima, batteuse, et moi. Après ce stage que nous avons partagé, nous avons créé le duo Donkey Monkey et nous avons tourné 12 années ensemble !

Eve Risser/Joce Mienniel - ONJ © Hélène Collon

- Je vous ai vue sur scène pour la première fois au sein de l’Orchestre National de Jazz, dont vous avez été membre de de 2008 à 2013, une période faste ! Qu’en gardez-vous aujourd’hui ?

Je n’ai jamais autant voyagé qu’à cette époque. C’était fou. Il m’en reste l’envie irrépressible de monter un orchestre, des ensembles plus grands. Mais aussi, d’y mettre beaucoup plus de femmes (elle rit à nouveau), tout en gardant un équilibre énergétique. Cet ONJ était assez doux. Cela ne rendait pas toujours les choses faciles pour moi en tant que femme. Non pas parce que mes collègues masculins étaient méchants mais parce que j’étais jeune. Je me cherchais encore à cette période. Mon attitude n’était pas forcément ancrée là où il fallait. J’avais tendance à alterner en permanence entre un côté « mec » et un côté « princesse », au lieu d’être simplement Eve ! Ce que je continue de devenir, j’espère.

- Pour évoquer un autre pont entre national et international, revenons sur le collectif et label Umlaut co-fondé en 2004 à Stockholm, puis à Paris et Berlin par vous entre autres. C’est une famille ?

Oui, c’est ça, avec des passionnés de choses faites à la main. De grand.e.s. artistes, hyper solides dans leur convictions et tellement doué.e.s qu’iels n’ont rien à prouver. Un peu de femmes et trop d’hommes encore peut-être, mais un bel équilibre. Je n’y ai fait que de belles rencontres. Je remercie Joel Grip, si audacieux dans tout ce qu’il entreprend, fait, accomplit, risque, partage ! Ce sont tous des amoureux du disque. Sortir des disques permet de franchir des étapes de nos vies musicales. Ce sont de vrais croyants dans l’objet disque et vinyle ! J’adore. Moi qui suis assez manuelle, je comprends cette passion.

La musique n’est pas nécessairement quelque chose qui s’apprend à l’école

- Justement, votre identité musicale est complexe. Elle alterne institution, musique contemporaine, théâtre et même punk. Est-ce que cela fait de vous une touche-à-tout, comme j’ai pu voir dans un article vous présentant par ailleurs, ou est-ce une expression que vous rejetez ?

De jouer beaucoup dans de nombreux contextes donne l’impression que je suis « connue », mais tout ce que l’on fait n’est pas toujours « bankable » ! La musique est toujours belle, mais pour jouer dans certains beaux et grands lieux et festivals, j’aime me mêler à des groupes différents. Je fais ce que j’aime le plus au monde et je ne veux pas m’enfermer. Il y a quelques années, je me suis sentie dans la situation luxueuse de ne pouvoir jouer que le suc de ce que j’aime le plus en musique. C’était si confortable, presque trop. Il a fallu que je réagisse.

Je suis active pour cette raison, pour me nourrir de choses différentes. C’est passionnant de chercher sa place dans des groupes ou projets qui ne sont pas les miens. Par exemple, j’ai trouvé quelque chose dans Brique, ce quartet fou et punk, en parvenant à donner à mon piano le son d’un vieux vinyle. Grâce à ça, je suis parvenue à mettre du piano dans de la musique punk ! Ça ne veut pas dire que c’est mon identité à 100 %, je pense que mon son est résolument dans la musique contemporaine : plus calme, il se rapproche de la méditation, de la transe, mais cela fait partie de ma vie d’avoir écouté du punk et joué avec des musiciens punk, ou qui ne viennent pas du conservatoire. La musique n’est pas nécessairement quelque chose qui s’apprend à l’école. Tant que je suis capable de jouer avec eux en restant moi-même, je vais bien !

- Au moment où l’on échange, vous vous apprêtez à jouer au festival berlinois A L’ARME avec le trio que vous formez avec Maria Reich et Laura Totenhagen. Il est présenté comme un trio moderne, poétique et féministe. Vous approuvez ?

Ah ? C’est un trio, il y a trois femmes et c’est féministe ? Pour moi, cela est tout ce qu’il y de plus normal. Que voulez-vous dire ?

- Tout est dit. J’aimerais alors que l’on évoque un musicien français qui vous est proche : le clarinettiste Antonin-Tri Hoang. Il est présent dans vos projets, vous jouez dans les siens. C’est un dialogue continu ?

Oui, on compose l’un pour l’autre, pour nos anniversaires respectifs (je crois que j’ai du retard pour le sien, d’ailleurs). C’est le plus grand musicien que je connaisse personnellement. Quand il joue, je l’entends parler. Si j’entends une fraction de seconde un de ses sons, je le reconnais immédiatement. On s’est apprivoisés. J’apprends tellement à ses côtés ! C’est une personne profondément solaire et cela me fascine. C’est un grand frère. J’aime son son, son cri, le dialogue entre son cœur et son cerveau et inversement. Je ressens la même chose envers Yuko (Oshima). Je les aimerai toujours. C’est une amitié très profonde, cultivée et nourrie par les années de partages.

L’humour, c’est une énergie toujours gagnante. Comme la musique, un langage à part entière

- Dans votre musique, il y a aussi un goût pour l’absurde, l’humour, le rire. Revenons donc à la batteuse Yuko Oshima et à Donkey Monkey, ce duo pop-jazz-rock décalé, votre écriture en général ou encore vos performances avec des instruments jouets, comme le « Concerto pour guitare Barbie et Orchestre symphonique », crée en 2007 et repris de nombreuses fois, dont en 2013 avec le Surnatural Orchestra. L’humour c’est une arme ou une protection ?

C’est ce que j’ai de solaire en moi, avec le rythme. Nous ne devons pas toujours nous prendre trop au sérieux. C’est une énergie qui est toujours gagnante. Je peux être trop sérieuse, monacale parfois, or c’est important de « rejoindre ce côté-là des forces ». J’espère pouvoir toujours y revenir ! L’humour est, comme la musique, un langage à part entière. Les mots ne sont pas utiles pour communiquer l’humour. On peut rire avec des personnes qui ne parlent pas la même langue. C’est l’une des meilleures choses inventées par l’homme. J’aime Les Inconnus encore aujourd’hui ! Regardez leur sketch « Les Radios Libres », s’il vous plaît. Ça me fascine toujours !

- Très exactement, on le voit dans votre travail : il n’y a pas que la musique. Il y a des performances musicales et visuelles. Au sein du collectif High Zero qui vous a invitée à Baltimore, ou récemment avec l’installation « Fosse » de l’artiste plasticien Christian Boltanski, composé par Franck Krawczyk, ou encore votre tout récent travail pour le théâtre avec le metteur en scène Samuel Achache, dans l’orchestre La Sourde. La mise en scène vous tente ?

Les dimensions élargies, oui. Parfois j’entends, c’est-à-dire que je perçois en sons, ce que d’autres artistes voient en profondeur, en images et en matières. On fait la même chose avec d’autres médias, c’est tout. Ce n’est pas toujours évident mais quand on réussit à connecter tout cela et à se comprendre, ce sont des sensations artistiques inoubliables. Le rapport au temps et à l’espace est pour moi, dans ces moments-là, une nouvelle expérience. Je veux expérimenter d’autres formes que le concert, d’autres horaires que 20 h 30, d’autres espaces que les scènes de musiques. Même si c’est là que je pratique mon rituel le plus sacré, le plus fréquemment, j’aime chercher ailleurs. Vous imaginez si je parviens à ne pas changer de métier, il va me falloir au moins chercher des choses nouvelles à l’intérieur, sinon on va s’ennuyer très vite ! La musique, la musique, ça va 5 minutes ! (Rires partagés)

Eve Risser bleue © Michel Laborde

- Justement, comment qualifiez-vous l’évolution de votre musique ?

Symboliquement, on pourrait dire que je suis passée du blanc au rouge, ou pour être plus précise : avec la musique pour orchestre je suis passée du blanc au rouge et avec la composition pour solo je suis passée du bleu foncé au jaune. De lunaire, je suis passée au terrien et au solaire ! Je caricature un peu mais je vois vraiment cela comme des couleurs d’âme qui s’expriment et irriguent l’espace et la scène. J’ai peut-être trop privilégié le coté lunaire pendant un temps, je me suis dit qu’il était temps de montrer autre chose. Le rythmique et le solaire, le mouvement, le corps sont devenus primordiaux. Je me méfie de l’excès de confort, or j’ai joué, jusqu’à l’autosatisfaction, l’aspect méditatif et contrôlé du piano à queue, en piano préparé, seule en scène. C’est là que j’ai eu un sursaut : je me suis poussée dans une autre direction pour ne pas être coincée et n’être programmée que seule en scène, face au public, à 20 h 30, comme une messe, mais loin, si loin des gens ! Je n’en pouvais plus de cette distance. J’ai créé le projet « Rêve parti », par exemple, car il me fallait casser quelque chose pour être au milieu de gens qui dansent, en contact, en symbiose. Chronologiquement, c’est l’évolution des couleurs de mes soli qui a influencé les tons, les teintes du travail en groupe, puis en grands ensembles.

- Pour récapituler : en 2014 naît le White Desert Orchestra, inspiré par des paysages traversés aux États-Unis. Cinq ans plus tard, le Red Desert Orchestra lui succède, inspiré par l’Afrique de l’Ouest et le Sahel. Il s’agit d’un métissage du jazz et d’autres traditions rythmiques. Il résulte de la rencontre de neuf musiciens et musiciennes européens avec des musiciennes maliennes et burkinabées. Le disque Eurythmia sort donc cet automne 2022. Harmonies, percussions et grands formats. Quel est le pari de cet orchestre ?

La vie d’un collectif. Dire à plusieurs, communier, se rencontrer dans d’autres dimensions, prendre le temps de tisser un répertoire ensemble et partager plus que la musique. S’aimer aussi en dehors du concert. Jouer l’amour dans les sons que l’on produit. Partager. Donner. Échanger. J’étais plus compositionnelle, stricte et directrice sur le White Desert Orchestra. Dans ce programme Eurythmia, les rapports humains et l’élaboration collective de la musique sont devenu centraux. Mais j’ai retiré beaucoup de plaisir de ces deux différentes expériences.

Le Red Desert Orchestra © Christophe Charpenel

Bénéficier d’un cadre où je peux proposer à mes amies et amis sur scène de jouer ce que j’ai dans le ventre, c’est tout simplement un plaisir immense, l’une des plus belles choses qui me soient arrivées dans la vie. Je remercie et j’ai conscience d’avoir évolué et de vivre dans un pays qui m’a permis de réaliser ce rêve avec des gens magnifiques. Et il y a encore beaucoup de choses à venir, j’espère. Encore des concerts, des oreilles, des âmes à toucher. Je prie pour ça. Continuer de pouvoir dire ces belles choses ensemble à plusieurs. C’est le plus beau message que je souhaite transmettre sincèrement sur scène en ce moment. Pourvu que les institutions et les politiques permettent toujours aux professionnels et aux salles de programmer de grands ensembles, c’est très important.

Jouer l’amour dans les sons que l’on produit. Partager. Donner. Échanger. Continuer de pouvoir dire ces belles choses à plusieurs. C’est le plus beau message que je souhaite transmettre

- Pour conclure, je dirais qu’on a l’impression que rien ne vous attire plus que d’aller là où il y a l’inconnu, des choses à découvrir. Vous avez de nouvelles envies de voyages ? Sur quels territoires mettriez-vous bien les voiles ?

Des territoires humains, des zones du corps, les voisinages, les cordes, peut-être ? Pourtant, je reviens toujours vers les soufflants, les instruments à vent. C’est drôle ça, mon côté flûtiste, cette tension dans l’air créée par la bouche de l’humain….
Plus sérieusement, je ne pioche pas au hasard, je n’ai pas de catalogue, je peux rester très longtemps sur les mêmes thèmes. Celui de la neige ne m’a jamais quittée. Les rythmes d’Afrique de l’Ouest peuvent évoluer vers le Congo ou le Sahel, nous verrons bien. Pour l’instant je me sens bien avec ces deux pôles. J’ai des disques à sortir, des choses à oser montrer. Je suis lente de nature, même si je donne l’impression du contraire, parfois (rires) !

Je veux dire que je ne veux pas être aussi rapide qu’Instagram et les réseaux sociaux : c’est ma petite lutte anti-capitaliste à moi, jouer la contradiction, l’inverse du temps moderne. Le temps est la chose la plus rare et chère. Je vous assure que je prends conscience de ma propre contradiction à tenir ce beau discours alors que je suis hyperactive la plupart du temps. Mais j’ai besoin de moments très lents, de contemplation, qui me freinent quand tout va trop vite.
Flottons ensemble, dansons jusqu’à épuisement. Rions. Aimons.
Merci à vous pour cet entretien !

par Anne Yven // Publié le 2 octobre 2022
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