Chronique

Baptiste Trotignon

Suite

Jeremy Pelt (tp), Mark Turner (ts), Matt Penman/Thomas Bramerie (cb), Eric Harland/Franck Agulhon (dr)

Label / Distribution : Naive

Avec cette Suite, titre de son nouveau disque, Baptiste Trotignon propose un ouvrage de haute exigence.
On sait qu’une « suite » est constituée de « pièces » différentes. Le risque est qu’elles s’entrechoquent sans former une architecture homogène.
Celle de Baptiste Trotignon, elle, est comme naturelle, évidente. Parce qu’elle est complexe, elle est simple : parce qu’elle est fondée sur l’unité et l’unicité, elle peut explorer des paysages contrastés. Tout en demeurant elle-même à chaque mesure, chaque battement de son rythme. Ses cinq parties, précédées d’un prologue, sont ainsi articulées autour de deux interludes. Cette structure est la partie extérieure, « visible », de cette unité subtile et précise à chaque instant.
De toute évidence, Baptiste Trotignon est un musicien « cohérent ». Ou plutôt, sa musique est faite de cohérence, de cohésion, là où l’on pourrait s’attendre à de la diversité, voire à des contradictions. Non que ces dernières ne puissent, par principe, produire de la musique - et d’excellentes musiques. Le jazz est souvent fait de cela. Cela est même, sans doute, au tréfonds de cette musique. Mais la cohérence a ceci de sublime qu’elle nous montre des choses que nous ne voyons pas au premier regard, que nous n’entendons pas si aisément. Et ce qui change, ce qui bouge, ce qui s’agite l’emporte souvent. Alors cela peut, dans la « fureur » du monde, dissimuler bien des vérités, bien des lumières. Pourtant, ce qui fait que l’eau est de l’eau c’est qu’elle coule entre les doigts. Et qu’on ne peut la retenir. C’est ainsi que l’évidence se donne, et que la musique peut être un flux qui nous envahit. Qui alors, seul, s’impose. Ce n’est pas un hasard si cette composition, multiple et unique à la fois, est suivie d’un thème intitulé « Flow », et si cet enregistrement se termine par la sérénité musicale de « I Fall In Love Too Easily ».

Accompagné par Jeremy Pelt (trompette), Mark Turner (ténor) [1], Matt Penman (contrebasse) et Eric Harland (batterie) (remplacés pour l’ultime ballade par Thomas Bramerie et Franck Agulhon), Baptiste Trotignon peut bien juxtaposer les influences, notamment du Brésil (Part IV) ou de la musique « classique » (Prologue, Interlude I), le courant qui passe est toujours incandescent. Le flux intense qui nous atteint est plus proche de la lave que du clair ruisseau ombragé. La cohérence et l’évidence, décidément, n’excluent pas une certaine violence. Mais elles sont les alliées constantes d’un langage toujours simple et clair.
Ce langage relève d’une sorte de conception du monde qui se trouve ainsi exprimée : le monde et la musique sont « un ». Il n’y a pas deux mondes, et encore moins plusieurs. Il n’y a qu’une seule musique. Voilà ce que dit, avec un art abouti, ce jeune pianiste qui, décidément, a beaucoup à nous apprendre dans le secret de son piano, de ses inventions, de sa création, et au détour de ses compositions.

« Tu ne veux être rien qu’une chose pensante et fluide qui chante comme l’eau et l’air, sur les pierres comme une musique qui passe entre les rochers. »

Mieux que n’importe quel commentaire, ces lignes du poète Lorand Gaspar, extraites de son dernier livre, Derrière le dos de dieu (Gallimard), peuvent évoquer - si l’on entend bien tout cela, et débarrassé de tout a priori -, quelque chose qui ressemble à la musique de Baptiste Trotignon. C’est bien ainsi qu’une musique est « naturelle ». Parce qu’elle est là, qu’elle se donne telle qu’elle est. Et qu’ainsi elle nous apprend que nous faisons partie du même monde, que nous sommes tous une seule et même réalité, une seule et même musique.

par Michel Arcens // Publié le 26 août 2010

[1Dont il m’est décidément difficile d’entendre les réticences qui surgissent parfois à son encontre.