Chronique

Dave Liebman/Richie Beirach & Frankfurt Radio Big Band

Quest for Freedom

Label / Distribution : SunnySide Records

Les chemins de la liberté…

C’est sous le titre de Quest for Freedom que Dave Liebman et Richie Beirach livrent aujourd’hui quelques-unes de leurs compositions, arrangées par Jim McNeely qui dirige ici le Frankfurt Radio Big Band.
On devine qu’il y a dans ce titre bien plus qu’un simple sous-entendu. Dès les premières mesures, on comprend qu’il ne doit rien au hasard. Il y a donc ici du « Quest » (le quartet), mais un peu moins puisque Ron McClure et Billy Hart ne sont pas de la partie. Cependant, il y a aussi beaucoup plus : un big band et des arrangements. Au-delà des apparences, on note toutefois une différence fondamentale. La musique du quartet est une musique de l’improvisation qui se revendique sans ambiguïté comme telle. Ainsi Dave Liebman dit [1] : « On croit tous profondément à l’improvisation, à l’idée de spontanéité : on a toujours cherché à rendre vivants ces concepts dans notre rapport au monde, à la réalité, et par conséquent dans notre musique. » Ce qui sonne comme une sorte de manifeste. Or, on ne joue pas en grande formation avec la même spontanéité, la même capacité d’improvisation qu’au sein d’une structure « réduite » où, qui plus est, on se connaît très bien, où chacun est à l’écoute de l’autre et immédiatement en « résonance » avec lui. Même si quelques big bands ont atteint des sommets de créativité dans le jazz, la manière d’atteindre l’inventivité y demeure radicalement différente de celle qui est offerte au soliste, solitaire ou même lorsqu’il est accompagné de deux ou trois musiciens.

C’est donc que Quest for Freedom relève d’une expérience nouvelle, d’une sorte de « recherche » inédite chez Liebman et Beirach. En effet, il ne s’agit pas simplement de donner une version orchestrale de leur musique, avec une incursion finale dans celle de McNeely (la dernière plage, « The Sky Is The Limit », étant sous sa signature), mais au contraire d’aller vers l’étrange, voire l’« expérimental », en partant du principe que ce qui était fait pour l’improvisation, pour ouvrir des champs inconnus, imprévus, peut aussi permettre d’élaborer des structures stables, constantes. Ce qui serait la preuve qu’il n’y a pas de contradiction entre invention spontanée et construite. Voire, si l’on n’y prend garde, qu’une symbiose est possible.

Tout ici ressemble donc à une sorte de « quête », de parcours incessant vers un but encore inconnu. Faut-il le rappeler : cette démarche est inscrite dans ce titre de « Quest for freedom » ? C’est bien là ce que signifie « quest » avant d’être le nom d’un groupe au zénith de son art. D’évidence cela signifie aussi quelque chose comme une tentative de plus pour se rapprocher d’une certaine liberté (« freedom »).

Et l’on entend bien ici qu’il n’y a point de chemin qui ne soit de traverse, hasardeux à chaque pas. Parce que la liberté, si elle est un but, est surtout le chemin qui y mène, le chemin lui-même, plutôt que le but. Elle ne se trouve jamais, mais se débusque sans cesse. Voilà pourquoi on est condamné à se battre éternellement pour elle. Car la liberté, finalement, est toujours une sorte de manque essentiel, fondamental. Ce qui revient à dire que l’on est toujours en manque de liberté puisque cette liberté que nous cherchons se réduit à sa propre quête.

Cela vaut sans doute pour tout ce qui fait la vie quotidienne, pour le monde comme il va et aussi pour tout ce qui est blotti dans le secret de nos cœurs. Et cela vaut tout aussi bien pour la musique ; cela explique sans doute que l’on ressente à l’écoute de Quest for Freedom ce même manque, — celui qui est à l’origine de toute vie, de toute expérience. C’est à ce moment-même, peut-être parce que cette sorte de lacune primordiale, au lieu d’être la source de la création, en deviendrait en cet instant comme la finalité, que cette musique ne peut éviter certains pièges : lorsqu’elle force le trait, lorsqu’elle « en rajoute un peu » comme si elle peinait à rester elle-même.

Pourtant, quand on se laisse emporter par ce disque on est irrésistiblement happé, çà et là, par des élans lyriques — violents ou tempérés ; on est alors indéniablement envoûté. Pourtant, ailleurs, tout se passe comme si la musique, soudain « s’échappait ». Mais tel est le risque inhérent à toute entreprise aussi audacieuse que celle-ci. Ce n’est pas parce qu’on cherche la liberté qu’on la trouve à chaque fois, ou que le chemin emprunté ne s’avère pas lui-même semé de quelques embûches.

par Michel Arcens // Publié le 28 octobre 2010

[1Jazz Magazine, oct. 2010.