Portrait

Bernard Stollman (2)


Ni musicien, ni directeur artistique, cet avocat new yorkais perçoit au début des années soixante, la puissance du mouvement free naissant. Il va graver sans s’en douter des plages définitives. Michael Lellouche est allé à sa rencontre. (2°partie)

La fin d’une utopie

Dès 1964, Stollman se met à enregistrer autant qu’il peut, les artistes les plus variés de la scène free du moment (New York Art Quartet, Ornette Coleman, Paul Bley, Sun Ra, Byron Allen). Mais son entreprise n’a rien de rentable. « Je ne me faisais aucune illusion. En décidant d’enregistrer ce type de musique à cette époque, je n’ai jamais cru que j’allais faire fortune. Il s’agissait avant tout de témoigner du son de l’époque. »

« J’ai connu quelques gros succès, notamment en produisant les Fugs, un groupe de poètes beats qui s’est classé 35ème dans les charts. Mais nous avons été confrontés au fait qu’il n’y avait alors pas de loi protectrice pour les enregistrements pirates. Et le fabricant de disques comme le fabricant de pochettes ont travaillé à fond en m’ignorant totalement. Tout passait au-dessus de ma tête sans que je voie la couleur de l’argent. Les Fugs ont un jour débarqué dans mon bureau pour réclamer leur dû avec la feuille des charts en main. Je leur ai présenté mes bons de commandes et les factures ridiculement faibles, mais ils n’ont rien voulu savoir bien entendu. J’avais deux groupes importants et trois succès dans les charts et pourtant ma société a fait faillite. Il n’y avait pas grand chose à faire face à cette piraterie, et j’ai été obligé de fermer la société en 1974. »

Bernard Stollman change alors de vie, il reprend le droit là où il l’avait laissé, intègre un petit cabinet puis rapidement passe à l’administration où il devient assistant du Procureur Général de New York et y reste dix ans. « Pendant dix ans, personne du milieu musical ne m’a vu car je ne pouvais pas assumer de faire face dans un club ou un magasin de disques à un musicien me demandant des comptes et où était son argent. Des disques pirates continuaient à circuler sans qu’ils touchent quoi que ce soit. »

Stollman n’a plus aucun rapport avec ses anciens amis quand il reçoit un appel d’Allemagne d’un type fantastique qui connaissait tout sur ESP, dans les moindres détails. « Tom Platt, du label allemand ZYX était intarissable sur ESP, une encyclopédie vivante. Cela me rendait humble car il en connaissait plus que moi sur mes propres enregistrements. Il a voulu ressortir en CD sous licence l’intégralité des disques ESP, soit 125 disques. Et c’est ce qu’il a fait. Jusque là, toutes les bandes étaient restées à l’abri dans un coffre où je les avais mises. »

Depuis, ce sont les hollandais de Calibre qui ont repris la licence officielle, alors que des vinyls Get Back ! sont trouvables un peu partout, bien qu’ils n’aient aucune licence. « Il semblerait qu’ils aient payé cher une licence auprès de ZYX quelques mois avant que ZYX ne ferme, alors que ceux-ci n’étaient pas en droit de la leur accorder. Depuis, ils continuent à vendre. Je devrais être furieux mais ils contribuent à la promotion des artistes, au moins. »

Quand on lui demande quel artiste il regrette de n’avoir pas enregistré, il cite spontanément Jacques Loussier. « Nous avons enregistré une session dont les bandes ont disparu. Ma société était sur le point de fermer et je n’ai pas pu lui accorder l’attention qu’il méritait. » Dollar Brand fait aussi parti de ceux qu’il regrette de n’avoir pas épaulé. « Il était venu me voir et je l’ai écouté mais j’ai trouvé sa musique trop posée. Je n’ai pas compris son génie à ce moment-là. Plus tard je l’ai écouté alors qu’il avait considérablement changé, et j’ai trouvé cela magnifique. Mais peut-être est-ce aussi parce qu’il s’était dit qu’il allait enregistrer pour une maison de disques, et qu’il a voulu jouer mainstream pour Monsieur Stollman. Si c’était le cas, ce fut un mauvais calcul car ce n’était pas ce que j’attendais. »

Depuis quelques années, parallèlement à ses activités d’avocat, Bernard Stollman est sollicité par des inconnus qui lui proposent de distribuer des enregistrements pirates de concerts ou d’émissions radiophoniques de certains grands noms du jazz, comme il l’avait fait dans les années 70 avec Charlie Parker, Bud Powell ou Billie Holiday. Il est possible que dans un avenir proche il aide ces bandes inédites à trouver une voie vers la distribution. Pour l’instant, sa nouvelle passion ce sont les femmes. « On n’enregistre pas les femmes. Pendant des décennies elles n’ont pu s’exprimer véritablement, et il y a de très grandes artistes qui ne demandent qu’à être entendues. Parmi elles il y a une de mes récentes découvertes, une chanteuse et musicienne, Phoebe Legere dont on devrait entendre parler. La vraie discrimination artistique se fait de nos jours de ce côté-là. Alors, bien que mes activités de production ne soient plus ce qu’elles étaient, j’ai décidé d’aider tout un tas d’artistes femmes à éclore dans les années à venir. C’est mon nouveau combat et je les aiderai du mieux que je le peux. »

Notre grand témoin des révolutions artistiques n’a rien perdu de son enthousiasme, et les années ne semblent pas être un obstacle qu’il soit décidé à considérer. Si la Femme est réellement l’avenir de l’Homme, sera-t-elle la prochaine « New thing » ? Il est trop tôt pour le dire, mais pour Bernard Stollman il est bien décidé à ce qu’elles puissent librement s’exprimer.