Chronique

Bruno Ruder

Lisières

Bruno Ruder (p)

Label / Distribution : La Buissonne / Harmonia Mundi

Membre de formations enthousiasmantes comme Radiation 10, Bruno Ruder a aussi été clavier chez Magma pendant quelques années sur le versant électrique, mais aussi pianiste du trio Yes Is A Pleasant Country dans un univers plus intimiste. Avec Lisières, il se lance dans une expérience solo sur le label La Buissonne, en compagnie de l’incontournable Gérard De Haro. Habitué, dans ses collaborations, à être boutefeu rythmique ou peintre patient d’univers oniriques il nous emmène, au gré de ses improvisations solides et denses, au tréfonds d’une musique fortement marquée par sa culture jazz, nonobstant quelques inclusions classiques qui témoignent d’une virtuosité sans ostentation. Ainsi, « L’agglutination des pensées » fait parfois songer à Ligeti par les entrechocs tonitruants qui semblent provenir simultanément de toutes parties du clavier.

L’image est ici au centre des improvisations. Les morceaux, longs et très espacés, laissent le champ libre au silence, qui permet à Ruder de mieux régénérer ses divagations. Il y a de la distance, dans ces Lisières, mais le propos n’est pas émacié pour autant ; le pianiste fait preuve, au contraire, d’une verve de chaque instant. Toutefois, il chasse du clavier toute forme d’emphase. On retrouve dans le très beau « Des recoins » la force poétique abstraite de son trio avec Jeanne Added et Vincent Lê Quang. Il se laisse le temps de la progression, voire de l’errance, au milieu de couleurs parfois chatoyantes. Les chemins qu’il emprunte peuvent être sombres, voire caverneux, mais restent toujours chaleureux, torrides même, lorsque sur un morceau comme « Yojimbo », de lourds accords de main gauche soulignent une mélodie subtile.

L’image, toujours elle, est aussi au centre du disque lui-même. Les compositions de Ruder racontent des histoires qu’il scrute en contemplatif, à la manière d’un Eric Watson. Il pense ses instantanés en noir et blanc, à l’instar de la photographie de pochette, très graphique, entre immédiateté et contraste. C’est tout le sujet de l’abyssal « Obligation-Evagation », avec ces profonds appels à l’imaginaire et ces accords qui s’effilochent le long d’une progression soudain fragile. Elle sont ici, les Lisières : dans cette volonté de rester à la fois en marge et au plus près de l’action pour mieux en décrire chaque détail sans se camper au centre du tableau. Bel exercice de mise en scène, pour un pianiste doué qui se livre sans ostentation dans un premier solo très accompli.