Entretien

Silke Eberhard, créer et perpétuer

Rencontre avec Silke Eberhard, figure de la scène berlinoise et spécialiste d’Eric Dolphy

Silke Eberhard © Gérard Boisnel

Multianchiste allemande rencontrée à l’occasion de projets avec des musiciens prestigieux comme Aki Takase ou Ulrich Gumpert, Silke Eberhard est de ces musiciennes européennes qui vont toujours plus loin que là où on les attend. Pas de contre-pieds mais de nouvelles routes, de nouvelles envies.
On la pense spécialiste de Dolphy avec son orchestre extensible Potsa Lotsa ? On la retrouve à explorer Mingus avec un autre orchestre.
On la pense très attachée à la scène européenne ? On la retrouve avec Dave Rempis et la crème de Chicago sans abandonner le Trans Europe Express de Hans Lüdemann
Musicienne méticuleuse et exigeante, Silke ne s’enferme pas non plus dans les relectures audacieuses des grands noms de nos musiques ; en témoigne Being The Up And Down, récent album avec son trio historique, sur la base de ses compositions. Un premier album enregistré live qui raconte aussi l’urgence d’une musique sans concession. Rencontre avec une figure de la scène d’Outre-Rhin, qui a rejoint la Fédération Grands-Formats il y a peu avec Potsa Lotsa.

- Silke, pouvez-vous vous présenter ?

Je suis saxophoniste, clarinettiste et compositrice. Je viens du sud de l’Allemagne, j’ai joué de la clarinette dans un groupe folklorique bavarois pendant mon enfance, puis j’ai appris le saxophone et la guitare. Depuis le milieu des années 90 je vis à Berlin, qui est ma résidence et mon environnement familier. Je suis entourée de personnes merveilleuses avec lesquelles j’aime travailler, parmi lesquelles Jan Roder et Kay Lübke, que j’ai rencontrées à cette époque : le format du trio saxophone, basse et batterie a toujours été important pour moi, et j’ai composé mes premières œuvres dans ce format. Au fil des années, j’ai également commencé à écrire pour de grands instruments, mon quartet de vents Potsa Lotsa est devenu Potsa Lotsa XL, avec désormais dix musiciens. Je joue également dans d’autres combinaisons, en tant qu’accompagnatrice ou dans des projets collaboratifs, dans de nombreux groupes. J’aime le lien avec tous les arts, j’ai beaucoup joué dans le domaine du théâtre et de la littérature et j’aime toujours travailler avec des danseurs ou autres artistes visuels.

Silke Eberhard

- Lorsqu’on observe votre discographie, on découvre de nombreux duo, avec Aki Takase ou Uwe Oberg par exemple. La relation à deux est importante ?

J’aime jouer en duo, c’est un contact direct, une conversation en tête-à-tête. C’est drôle, j’ai rarement eu un piano dans mes propres groupes, mais j’ai fait plusieurs duos avec piano - Dave Burrell, Uwe Oberg, Aki Takase, Ulrich Gumpert et maintenant un nouveau duo avec Céline Voccia. J’aime m’immerger dans le son du piano, il peut vous envelopper et se montrer très puissant, comme un instrument de percussion. J’aime ce contact direct, la force et la douceur en même temps. Le duo est, en fait, la plus petite forme de communication - deux forces, oui, comme dans une relation, où l’on discute, où l’on se dispute et où l’on s’entend bien

- On a eu notamment l’occasion de vous découvrir en France à l’occasion d’un duo avec Ulrich Gumpert. Comment s’est déroulée cette rencontre ?

J’ai rencontré Ulrich Gumpert le jour de mon anniversaire lors d’une jam session gratuite au club ABC à Berlin, je pense en 2001. Un peu plus tard, j’ai joué avec lui pour la première fois dans un quintet nommé Octoberband, avec Johannes Bauer, Derek Shirley et Michael Griener. C’était comme un trip dont je ne suis pas redescendue pendant trois jours. Ensuite, j’ai eu le plaisir de jouer avec son groupe Hammond B3. Le duo est en quelque sorte né de ces expériences, la radio berlinoise RBB l’a enregistré dans son studio et nous l’avons sorti sur Jazzwerkstatt.

- Vous animez également Potsa Lotsa, un grand orchestre où vous visitez la musique d’Eric Dolphy ; pouvez-vous nous parler de cet orchestre ?

Potsa Lotsa a été formé en 2009, c’était un quartet d’instruments à vent, et nous avons joué les œuvres complètes d’Eric Dolphy. Au fil des années, le groupe s’est agrandi nous sommes maintenant dix pour ce qui est devenu Potsa Lotsa XL. Ce groupe est un vivier d’individualités formidables où chacun apporte une voix extraordinaire. Dans ce format, nous jouons principalement mes propres compositions, mais l’année dernière, nous avons eu le plaisir de jouer la musique de Henry Threadgill au Jazzfest de Berlin. Le Jazzfest m’avait demandé d’arranger sa musique pour notre spectacle. Cette année, nous avons invité la joueuse de gayageum coréenne Youjin Sung à jouer une nouvelle composition spécialement écrite pour elle.

Silke Eberhard

- Récemment, vous avez rejoint la Fédération des Grands Formats : qu’est-ce qui vous a attirée dans ce groupement d’orchestres ?

J’étais déjà membre par l’intermédiaire de l’ensemble TEE de Hans Lüdemann, qui m’en avait parlé, et d’autres collègues ont également adhéré, de sorte que j’ai l’impression de faire partie de la famille. Les grands ensembles ont de nombreuses spécificités et ont voulu se rencontrer et partager. Je pense que les réseaux comme Grands Formats sont devenus plus importants aujourd’hui que jamais. J’ai découvert de nouveaux ensembles : c’est merveilleux de voir leur travail et peut-être qu’en échange, de nouveaux projets artistiques verront le jour.

- Vous êtes reconnue comme une grande spécialiste de Dolphy, comment abordez-vous ce répertoire avec Potsa Lotsa ?

Pour moi, il était important de ne pas imiter son jeu, mais de parcourir ses compositions à notre manière. Je ne voulais pas jouer sa musique avec les mêmes instruments que sur les enregistrements originaux, j’ai donc choisi d’autres instruments comme le quartet de soufflants. Nous avons regardé sa musique sous un angle complètement différent à travers cette instrumentation et avons dû trouver des solutions musicales différentes, je pense que c’est ainsi que nous nous avons adopté sa musique.

Il est important de connaître ces grands compositeurs et de cultiver leur art, mais pas de manière muséale.


- Par ailleurs, de Mingus à Coleman avec Takase, on vous a souvent entendue dans l’interprétation et l’arrangement des têtes chercheuses du jazz. C’est important de s’approprier ce patrimoine ?

Je me sens très proche de cette musique, et c’est pourquoi j’aime la jouer. Pour moi, il est important de connaître ces grands compositeurs et de cultiver leur art, mais pas de manière muséale. Dans nos arrangements de leur musique, nous avons voulu montrer leur actualité et leur beauté. La façon dont nous travaillons sur cette musique - par exemple, lorsque le trio I am Three (avec Nikolaus Neuser et Christian Marien) arrange cette musique, nous le faisons même à la manière de Mingus - uniquement par cœur. Nous apprenons toutes les voix et sommes capables de changer nos parties sur le moment. Et nous transposons cette façon de jouer dans notre propre musique également, ce qui est une grande source d’inspiration, et nous n’avons pas besoin d’emmener un pupitre au concert. Les notes sont dans le cœur.

Silke Eberhard

- Vous publiez Being the Up and Down avec un trio de fidèles, pouvez-vous nous en parler ?

Le trio avec Jan Roder à la basse et Kay Lübke à la batterie existe depuis 2006, bien que notre coopération remonte au milieu des années 90. Being the Up and Down est maintenant notre 4è CD, sorti à nouveau sur Intakt Records. Cette fois, c’est un CD live : l’album a été enregistré en 2020 au club de jazz A-Trane, lorsque j’ai reçu le Prix du Jazz de Berlin.

- Récemment, on vous a entendu avec Dave Rempis sur le label Aerophonic, comment s’est produite cette rencontre ?

J’ai eu le plaisir d’être artiste en résidence au programme Exposure d’Elastic Arts à Chicago. De toute façon, je ressens une forte connexion avec la scène de Chicago. J’y jouais dans différentes formations, je pouvais réaliser un octuor avec mes propres compositions, mais aussi un trio avec Jim Baker et Fred Lonberg-Holm, et ensuite le quartet avec Dave Rempis. C’était tout simplement génial, nous avions Kent Kessler à la basse et Mike Reed à la batterie. C’était fantastique que Dave ait sorti cette musique par la suite sur Aerophonic.

- Quels sont vos projets à venir ?

Je vais continuer à composer pour mon grand projet Potsa Lotsa XL, et tout d’abord notre nouveau LP Gaya, avec la virtuose coréenne du gayageum Youjin Sungsur, sortira début 2022 sur Trouble in the East Records. J’ai un nouveau duo avec la pianiste française Céline Voccia. Et le trio I Am Three avec Nikolaus Neuser et Christian Marien travaille sur de nouvelles compositions - nous avions sorti 2 CD avec des compositions de Mingus sur Leo Records, maintenant nous travaillons sur notre propre musique, mais nous voulons continuer cette ligne de tradition, dans l’esprit de Mingus.