Entretien

Camilla Battaglia, les voies multiples

Rencontre avec une chanteuse tournée vers les expérimentations musicales.

Le renouveau du chant passe par cette jeune chanteuse reconnue dans la péninsule italienne et qui aborde des univers féconds tout en se nourrissant de rencontres sans cesse renouvelées, la dernière en date s’accomplissant avec le pianiste Matt Mitchell.

Camilla Battaglia © DR

- Camilla, pouvez-vous nous parler de votre parcours musical ?

La musique et le jazz ont toujours fait partie de ma vie. J’ai pensé devenir musicienne juste après l’enregistrement de mon premier album Joyspring, accompagnée par le trio de Renato Sellani, alors que j’étudiais la philosophie à Milan en 2010. En 2012, je me suis inscrite pour trois ans à la Sienna Jazz University et en 2016 j’ai commencé mon parcours à l’European Jazz Master, qui m’a conduite à Copenhague, Berlin et Amsterdam durant deux années.
Entre-temps, j’ai fréquenté le Codarts de Rotterdam avec Erasmus en 2015 et j’ai également vécu une période à New-York afin de mieux connaître cette scène enthousiasmante, pleine de musiciens et compositeurs qui m’inspiraient. J’ai travaillé toutes ces années pour développer au mieux mon langage de musicienne.
Je suis très attachée à mon travail de professeur : même s’il est complexe, il me permet d’aller vers la musique avec une attitude respectueuse, presque religieusement.

Je me sens pleinement en phase lorsque je cherche et trouve de nouvelles solutions pour utiliser ma voix et écrire de la musique.

- Vous avez vécu dans plusieurs villes européennes : Copenhague, Amsterdam, Berlin… Avez-vous noté des différences avec la scène jazz italienne ?

Chaque lieu a clairement une communauté de musiciens et une scène caractéristique qui le représente. Copenhague, Amsterdam et Berlin sont toutes des cités européennes cosmopolites tournées vers le développement culturel et le soutien des artistes à 360 degrés.
La scène italienne est tout aussi prospère et dans les grandes villes, on retrouve des communautés d’artistes qui travaillent avec des directions et des spécificités artistiques comme à Turin, Milan, Venise (Trévise et Padoue), Bolzano, Bologne, Ferrare, Florence, Pise, Rome, Naples…
Toutefois, la complexité des mécanismes de soutien des artistes en Italie passe par un portail d’exportation qui se focalise peu sur le jazz ou les musiques de recherche, ce qui provoque des difficultés pour les musiciens italiens à se produire sur les scènes d’Europe. C’est plus aisé pour les autres pays européens ou pour les musiciens américains des nouvelles générations.
Espérons que cette situation puisse s’améliorer !

Camilla Battaglia « Emit » © Fabio Gamba / Novarajazz 2019

- En matière d’explorations vocales, Tiziana Ghiglioni, Lucilla Galeazzi ont été des pionnières, avez-vous été influencée par elles ?

Tiziana Ghiglioni a été la première voix que j’ai beaucoup écoutée. Sa profondeur et sa force d’interprétation seront toujours pour moi un but à atteindre. Je lui saurai toujours gré de m’avoir transmis un amour profond pour la musique et le langage du jazz.
Je connais Lucilla Galeazzi et je l’estime beaucoup pour les travaux auxquels elle a pris part, cette fusion entre musique traditionnelle et contemporaine.

- Votre attrait pour la philosophie a-t-il une influence sur votre champ d’expérimentation musicale ?

La philosophie est ma grande passion depuis mon adolescence ; je lisais La Nausée de Sartre et j’étais fascinée par les interrogations sur l’existence et la réalité qui nous entoure. Cette passion s’est connectée à celle de la musique : elle m’offre une inspiration pour l’écriture mais aussi me permet de penser les différentes raisons qui font qu’il y a un sens à faire de la musique son propre « métier », et son utilité dans la société contemporaine.

Camilla Battaglia et Jean-Paul Sartre © Jean-Michel Thiriet

- L’Opéra lyrique a-t-il un impact particulier sur le chant contemporain et la recherche en Italie ?

Pour mon expérience personnelle, l’Opéra lyrique n’est pas un fonds d’inspiration formel largement utilisé dans le panorama de la musique de recherche en Italie, même s’il y a sans doute des exceptions en ce qui concerne les reprises de thèmes ou de textes poétiques.
Mon projet Public Speaking avec Luca Perciballi, guitariste et sound designer, puise ses racines dans un contenu issu de thèmes traités dans des opéras comme Didon et Enée de Purcell ou de L’ Arianna, tragédie de Monteverdi.

- Le fait de vous produire en solo sur scène vous permet-il de progresser plus aisément ?

La dimension du solo m’a permis de connaître et d’approfondir de nouvelles modalités d’approche de la voix, de l’écriture et de l’improvisation. J’ai commencé à travailler sur Perpetual Possibility en 2019 ; trois ans après, je continue d’apprendre de nouvelles choses sur l’approche de la performance, en lien avec le lieu où je me trouve et ma relation au public. Je me souviens qu’en 2016, durant un workshop avec Jen Shyu, elle avait conseillé à toutes les musiciennes présentes de s’impliquer dans la création d’un travail pour voix seule. Ce conseil ne m’a jamais quittée, j’essaie de le transmettre à toutes mes élèves.

- Vous appréciez les duos, en particulier avec Rosa Brunello, et la place accordée à l’électronique est un constant objet de réflexion ?

Le duo avec Rosa Brunello, HOODYA, est né à Berlin en 2017 de manière spontanée et commune. Nous sommes deux musiciennes très différentes, mais nous partageons l’amour viscéral de la performance et du développement externalisé fondé sur une profonde fidélité réciproque.
Notre album A Song Has A Thousand Years est sorti fin avril sur le label italien indépendant Record Y. C’est une collection de chansons de différentes époques et de diffrents styles que nous avons approchées sans contrainte de forme ni de style.

Notre utilisation de l’électronique est principalement basée sur le timbre, parfois inspirée de l’esthétique noise qui nous unit et nous fascine beaucoup en tant que symbole d’un chaos ordonné capable d’enrichir considérablement la puissance expressive de la musique.

Camilla Battaglia « Calor » © Sanzio Fusconi

- Pouvez-vous nous parler l’album Càlór ?

Mon projet en quartet Càlór, édité par le label Parco Della Musica Records en février 2023, est un hommage aux rapports complexes entre l’esprit et le corps dont chacun fait l’expérience. L’idée est née durant l’été 2021, en approfondissant mon contact avec la scène musicale berlinoise qui rassemble des musiciens, improvisateurs et compositeurs qui ont été d’un grand intérêt pour mes recherches. J’ai imaginé le répertoire comme une forme de dialogue ouvert entre le corps et l’esprit, et en même temps une célébration de cette relation extraordinairement complexe.
J’ai voulu raconter à travers le langage musical la relation entre la réalité sensible du corps et celle, émotive, de l’esprit en célébrant la fragilité du subtil équilibre qui règne entre les deux. Pour cet album, au contraire de mes précédents [i] où j’étais accompagnée d’Andrea Lombardini au processus de production, je me suis entièrement occupée des compositions, des arrangements et de la post-production.

Toutefois le projet Càlór est pensé comme un corps en mouvement ; un grand espace est laissé aux personnalités des intervenants du groupe. La composition en fait partie intégrante, mais ce n’est pas le point central du travail.
En fait, les titres « Hear », « Scent », « Sacrum », « Chest » et « Throat » sont nés comme des compositions impromptues en studio et ont été confiés à un seul instrumentiste ou à un duo, qui les ont successivement réélaborés en phase de post-production. Les membres du groupe, Julius Windisch (piano, synthétiseur), Nick Dunston (contrebasse) et Lukas Akintaya (batterie), ont été l’inspiration première qui m’a poussée à imaginer ce groupe et l’album qui en découle.

J’ai écrit cette musique et imaginé ce répertoire comme si j’écrivais pour un quatuor à cordes ou un petit chœur, en cherchant à exploiter les caractéristiques de ses composants.

Chacun d’eux est à la fois leader, compositeur, improvisateur et musicien, en constante recherche d’innovation dans sa propre recherche artistique et sa production musicale. Ce sont des instrumentistes extraordinaires, mais avant tout des artistes qui pensent à la musique non pas comme à un simple acte esthétique, mais comme une force expressive et un langage en constante évolution dans la forme et la signification. Ils conçoivent leur instrument comme une extension destinée à interpréter des concepts qui vont s’exprimer dans la musique qu’ils approchent.
En travaillant avec eux, j’ai pu constater combien l’interprétation d’un morceau était seulement la première étape conduisant ensuite à un abandon personnel caractérisé par ce que le morceau représente au sein du répertoire, par un travail sur les dynamiques, les timbres et le type de phrasé. J’avais imaginé cette formation comme la rencontre de quatre voix qui alterneraient à l’intérieur des morceaux, pour jouer différents rôles destinés à soutenir la musique, avec une volonté de renverser la conception classique de cette formation : voix, piano, contrebasse et batterie.

Camilla Battaglia « Emit » © Fabio Gamba / Novarajazz 2019

- Nous avons hâte de découvrir votre duo avec Matt Mitchell. Pouvez-vous nous décrire cette nouvelle aventure ?

J’ai découvert Matt Mitchell comme musicien à travers mon amour pour la musique de Tim Berne.
Je me souviens que j’ai assisté à un concert de Snakeoil en 2015 à Florence ; j’ai été foudroyée par sa capacité d’embrasser à 100 % l’esthétique du compositeur, en lui laissant toutefois la place de dialoguer avec lui à travers son propre langage.
Nous nous sommes connus durant les séminaires de jazz d’été à Sienne ; nous avons passé du temps à parler de composition et d’improvisation. J’avais écouté au préalable ses travaux avec Kate Gentile, A Pounting Grimace, Phalanx Ambassadors, Snark Horse et j’avais été complètement envoûtée !
L’idée du projet La Libellula consiste à faire se rencontrer différentes modalités d’écriture et d’improvisation qui caractérisent le style de Matt et le mien, en consacrant la musique aux vers de la poétesse et musicologue italienne Amelia Rosselli. L’album sera produit comme un projet original de l’Auditorium Parco Della Musica, pour Parco della Musica Records en 2024.

- Quelques mots sur vos autres projets à venir ?

Aussi complexe que cela soit d’un point de vue logistique, je travaille à beaucoup de projets différents. Il y a mon projet en solo Perpetual Possibility qui fait suite à l’album sorti en octobre 2022, inspiré des paroles des Quatre Quatuors de T.S. Eliot. Le duo HOODYA avec Rosa Brunello , avec un album sorti le 28 avril 2023, A Song Has a Thousand Years. Il y a également mon grand ensemble ELEkTRA pour lequel j’ai écrit une suite en cinq parties dédiées à cinq figures féminines avec Simone Graziano (piano, synthétiseur), Francesco Fiorenzani (guitare), Francesco Ponticelli (contrebasse), Francesca Remigi (batterie) et les participations d’Andrea Lombardini (basse), Michele Tino (saxophone alto), Francesco Fratini (trompette), Giulia Barba (saxophones baryton et soprano), Federico Pierantoni (trombone), Francesco Bigoni (saxophone ténor), Anais Drago (violon) et Nazareno Caputo (vibraphone). Un single est sorti en 2020 pour le label Ropeadope et un album verra le jour à l’automne 2023.
Le sextet électroacoustique Sanguigna Ensemble avec une musique dédiée aux poésies d’ e.e. cummings avec Francesco Fiorenzani (guitare), Andrea Beninati (viloncelle), Pierluigi Fantozzi (clarinette), Michele Tino (flûte, saxophone ténor), et Simone Brilli (batterie). Un album verra le jour dans l’année.
Et en plus du duo avec Matt Mitchell, le duo avec Luca Perciballi (guitare, électronique), Public speaking. C’est une méditation sur les stratégies formelles et les recherches historiques ouvertes en Occident par le mélodrame.

par Mario Borroni // Publié le 28 mai 2023
P.-S. :

[iTomorrow, Dodicilune, 2016. Avec Andrea Lombardini, Bernardo Guerra, Nicolò Ricci, Federico Pierantoni, Roberto Cecchetto et David Binney / EMIT, Dodicilune. 2018. Avec Michele Tino, Andrea Lombardini, Bernardo Guerra et Ambrose Akinmusire .