Sur la platine

Des flûtes enchanteresses

La flûte renaît sous les traits inventifs de Rotraut Jäger et de Mark Lotz.


La flûte reste un instrument en marge dans l’histoire du jazz, bien trop souvent associée à une panoplie de saxophones lorsque des musicien·ne·s s’en emparent. Deux sorties discographiques récentes apportent un éclairage qui mérite toute notre attention. Ces deux instrumentistes emploient plusieurs types de flûtes avec beaucoup d’à propos, leurs propositions artistiques en ressortent ennoblies. Les deux formations se limitent à un quartet pour Rotraut Jäger et à un trio pour Mark Lotz, cela donne l’occasion aux flûtistes de s’envoler avec aisance.

Le groupe de la flûtiste zurichoise Rotraut Jäger intitulé Sonambique évolue en pleine osmose dans cet album Dynamite , aussi bien dans la transcription des compositions abouties qu’avec des improvisations inventives. La flûtiste avait déjà eu un certain succès avec la parution de Sonafari en 2020, avec cette même formation. Habituée à jouer des transcriptions de musique classique du répertoire flûte et piano avec les pianistes Mie Dennerlein-Shaku et Carolina Sarmiento, Rotraut Jäger a su développer une approche universelle de son instrument de prédilection en découvrant toit d’abord le rock innovant de Jethro Tull.

Les flûtes apparaissant dans cet album sont diversifiées, en ut, basse, alto, piccolo et bansurî, ce qui offre un éventail sonore adapté non seulement aux climats développés au sein de l’album mais aussi en fonction des mélodies ou les enchainements rythmiques élaborés. Les flûtes graves donnent ici une couleur spécifique aux ballades alors que la flûte en ut est capable de passer d’un style à l’autre. L’apport de la flûte bansurî enrichit l’album d’une couleur exotique qui nous rappelle que depuis la préhistoire cet instrument s’est décliné sur tous les continents et sous toutes les formes. Dans « Southern Spice », Rotraut Jäger développe un jeu sinueux, rebondissant astucieusement à la manière d’Herbie Mann. Le pianisme d’Andreas Ebenkofler agit comme un catalyseur pour les membres du quartet, ses interventions visitent des contrées sinueuses comme dans « Ballade » qui permet à la flûtiste de rebondir aisément.

C’est avec « Batida de Veráo » et « Fancy Haze » que le groove installé par la rythmique originaire du Sénégal composée du bassiste Abdourakhmane Fall et du batteur Omar Diadji Seydi enrichit la structure musicale. Les compositions sont pour la plupart complexes et bénéficient d’une écriture qui adopte des mesures impaires qui prévalent avec le timbre des flûtes.

À l’instar de la flûte sublime de Roger Bourdin qui accompagne le chant de Jacques Dutronc dans « Paris s’éveille », s’attirant ainsi un large public, Rotraut Jäger essaime ses chants télépathiques bien au delà du jazz .

La couleur engendrée par le trio de Mark Lotz rappelle les trios de Henry Threadgill ou Humair-Jeanneau-Texier, avec un parfum de post-bop dessinant une trame aventureuse.

Mark Lotz a été imprégné de nombreuses musiques, son parcours l’a conduit de la Thaïlande où il a grandi, à l’Ouganda et à l’Europe. Il vit en Hollande et s’est produit avec Han Bennink, Chris Potter et Dave Douglas, sa maîtrise instrumentale en fait un flûtiste très recherché. Son album Turn On, Tune In, Drop Out ! présente la particularité d’être dédié à Timothy Leary, partisan des bienfaits thérapeutiques et spirituels du LSD. Le titre de ce disque reprend le slogan de l’essayiste américain : vas-y, mets-toi en phase et décroche !

Toutes les compositions s’entremêlent aisément avec les improvisations, le trio remplit l’espace avec des thèmes convaincants, « Bring Delight » élaboré avec ses brisures de tempo, « Beat The Drum » et « Consciousness » qui à eux seuls mettent en valeur Jamie Peet dont le jeu est inspiré par Roy Haynes. Le contrebassiste Zack Lober demeure l’élément central de l’album, il assure une assise solide à l’mage du fascinant « Push » ou du boppisant « Relax And Flow ». Mark Lotz fait un usage approprié de ses diverses flûtes, la maîtrise de la flûte bansurî qui demande à être ajustée avec précision pour obtenir une bonne intonation est très dynamique.

« Trance Out », belle séquence d’inspiration orientale, clôt le disque réussi de ce trio soudé, l’esprit a voyagé de manière inspirée sans pour autant viser un quelconque mode hallucinatoire.