Chronique

Catherine Delaunay

Sois patient car le loup

Catherine Delaunay (cl, bcl, acc), John Greaves (voc), Isabelle Olivier (hp), Thierry Lhiver (tb), Guillaume Séguron (b)

Label / Distribution : Les neuf filles de Zeus

Créé dans le cadre de la sélection du Printemps des Poètes en coproduction avec la scène nationale de Montbéliard, Sois patient car le loup de Catherine Delaunay met en musiques les poèmes de Malcolm Lowry, auteur anglais rare qui aura fait de l’errance, de la mer et de son ivresse les thèmes centraux de son œuvre.

Ses poèmes peuvent être aussi sombres et sauvages qu’ils savent être chaleureux ; tout entier remplis de cet alcool vaporeux qui forge l’empathie d’un regard désabusé sur le monde comme gigantesque bouge. La clarinettiste, également accordéoniste sur l’émouvant « That’s What I Mean », a embarqué dans cet hommage une flottille d’improvisateurs sensibles, le grand John Greaves en proue, qui cherchent comme Lowry l’harmonie fugace dans cette grande étendue balayée par les vents.

« La mer méprisante qui retrousse sa babine tout le jour, stridente comme des usines à casser le verre » nous dit le poète. La mise en musique de ces poèmes traduits par Jean-François Goyet aux fins de ce spectacle s’inspire de ce ressac. C’est un exercice intime et subtil qui caresse les mots sans leur faire perdre de leur force et transporte la poésie dans des tourneries aussi simples qu’elles sont parfaitement ourlées.

Le grand-père de Catherine Delaunay, Terre-Neuva emporté par les flots, plane au-dessus des mots de Lowry telle une disparition, une destinée de la mer. « La mouette aux ailes glauques » s’ouvre sur le cliquetis presque enfantin de la harpe charnelle d’Isabelle Olivier, libre dans cet album où elle se joue, comme la mouette, du vent mutin et malicieux. Sois patient car le loup ordonne les éléments et les charrie pour les présenter sous leur plus bel éclat. « Pur éboueur de l’Ether », dit Lowry : entre la délicatesse des flots et leur absolue fatalité, les arrangements de Delaunay, tout en tensions et raffinements, s’appuient sur un quintet aux timbres étranges, poétiques à eux seuls quand ils semblent marcher ensemble dans les pas chaloupés du loup.

Dans la prose de Lowry, la mer et ce loup sont les faces jumelles du désir. Ils trouvent leur point de fusion dans le morceau-titre, ce conte sépulcral et flamboyant sur les errements d’un bateau ivre. Est-ce au tromboniste Thierry Lhiver, ancien du big band Lumière, qu’il échoit d’évoquer les pas lestes de cet animal ambivalent qui traverse le disque comme une forêt ténue ? Son ton chaleureux et explosif, dont le jeu de sourdine rappelle beaucoup celui d’Yves Robert, est le compagnon privilégié de Catherine Delaunay et le contrepoint parfait aux cordes structurantes et pleines d’émotion de Guillaume Séguron. En tout cas c’est certainement sur « Whirlpool » que cette formation sans batterie est la plus équilibrée. Le splendide archet du contrebassiste y est un rafiot qui tangue dans le roulis du temps et la brume épaisse de la clarinette basse, tandis qu’Isabelle Olivier et Thierry Lhiver s’ébrouent à contrevent.

A l’instar des poèmes de Lowry, il y a dans Sois patient car le loup une sensibilité à fleur de peau portée par des mélodies simples et intrinsèquement familières. Pour dire ces poèmes, la voix chargée de rocaille de John Greaves s’impose comme une évidence. Il roule les syllabes comme un vaisseau qui craque, avec cette scansion versatile qui ne leur donne que plus de magie. Çà et là, on pense à Verlaine et Verlaine Again, les albums qu’il a dédiés à cet autre amoureux de l’ivresse et de la solitude. Des poèmes en anglais qu’il attaque avec une rage caverneuse aux traductions qu’il semble savourer avec délice, l’âme du poète-voyageur transcende l’interprétation et la théâtralité du Gallois, phare solide auquel s’ancre la musique de cette sombre errance, ce voyage sans retour où l’on s’embarque sans regret.