Scènes

Les échos en liberté de Michel Edelin

Échos de Nancy Jazz Pulsations # 8 – Vendredi 18 octobre 2019, Théâtre de la Manufacture : Obradovic–Tixier Duo / Michel Edelin Quintet « Echoes of Henry Cow ».


Pendant que Youn Sun Nah faisait le plein à l’Opéra et que la « brit pop » de Metronomy remplissait le Chapiteau de la Pépinière (l’un des premiers concerts à afficher complet, soit dit en passant), le flûtiste Michel Edelin faisait résonner au Théâtre de la Manufacture des échos bien particuliers. Ceux de la musique d’un groupe pas comme les autres, Henry Cow.

La soirée a commencé avec le duo formé de David Tixier et de Lada Obradović. Une formation déjà vue au mois de juin dernier dans le cadre du Marly Jazz Festival. Je crois que je pourrais reprendre ici les termes de la chronique que j’avais écrite à cette occasion, car leur concert est presque identique. Il est au synthétiseur basse et au piano qu’il enrichit de quelques sonorités électroniques en provenance de son ordinateur. Elle est aux percussions, à la batterie (acoustique ou électronique) principalement, un instrument dont elle dit qu’il est « un piano fait de peaux que l’on touche ». Voilà un premier set dont le propos assez intimiste émis par les claviers du pianiste est souvent bousculé par les frappes sèches de la batteuse dont le jeu semble presque un affrontement avec celui de son partenaire. Un duo ou duel, selon les perceptions.

Michel Edelin © Jacky Joannès

La suite, c’est tout simplement l’un des concerts que j’attendais avec le plus d’impatience. Michel Edelin était annoncé en quintet pour faire entendre ses Echoes Of Henry Cow. La place manque ici pour raconter l’histoire de ce groupe anglais un peu fou, qui se produisait sur scène au beau milieu d’un salon victorien avec canapés, tapis et lampadaires. Je vous invite à revenir sur ma chronique de l’album, paru chez Rogue Art, où tout cela est expliqué. Autant le dire tout de suite : ce concert restera pour moi l’un des plus beaux moments de l’édition 2019 du festival. Une réussite d’autant plus heureuse qu’il revêtait une importance toute particulière pour le flûtiste : ce dernier a découvert Henry Cow à l’occasion de NJP 1975 où lui-même se produisait avec Triode, qu’il qualifie de groupe de « jazz rock » lorsqu’il raconte avec humour l’histoire au public. La boucle est bouclée.

Hier soir, toute la vie, la vraie vie du jazz était concentrée en 90 minutes de musique libre et sans entraves, magnifiquement servie par une équipe aguerrie : autour de Michel Edelin, Sophia Domancich (piano, Rhodes), Sylvain Kassap (clarinettes), Stéphane Kerecki (contrebasse) et Simon Goubert (batterie). De très fortes personnalités aux parcours différents, une addition en forme de multiplication. Et, comme sur le disque, un invité de luxe en la personne de John Greaves, membre de Henry Cow, dans un rôle toutefois différent de celui qu’il occupait à l’époque. Chez Edelin, il n’est pas bassiste : c’est un « lecteur » de textes – souvent signés Chris Cutler, batteur d’Henry Cow – dont on ne comprend pas toujours le sens, mais qui viennent ajouter une voix, grave et puissante, à l’ensemble. Celle d’un acteur que Greaves est aussi à n’en pas douter.

Comme je l’écrivais dans la chronique : « Henry Cow ne constitue pour Michel Edelin que le point de départ de ce qui est non pas une relecture de son œuvre, mais un reflet distant et proche à la fois, aux couleurs du jazz, libertaire comme savait l’être la drôle de musique des Anglais, tout en affichant d’abord celles de la musique tout aussi libre de Michel Edelin ». Et ce qui séduit dans ce concert, au-delà de la cohésion du groupe qui peut élever la musique à un niveau de densité très élevé (« Ruins » ou « Beautiful As The Moon », par exemple), au-delà de l’engagement individuel de chaque musicien, au-delà de l’écriture rigoureuse des compositions sources, c’est ce sentiment d’être embarqué sur un chemin dont on ne connaît pas forcément la destination. Ce que me confirmeront les musiciens eux-mêmes après le concert.

On s’abandonne, vite gagné par une forme d’étourdissement aux couleurs de l’ivresse. J’évoquais dans ma précédente chronique NJP la « leçon de jazz » donnée au Chapiteau de la Pépinière par Marc Copland, Dave Liebman, Randy Brecker, Drew Gress et Joey Baron. Loin de toute idée de comparaison, je me dis que ces Echoes Of Henry Cow en sont une autre, même si d’inspiration très différente. Par sa capacité à faire coexister en une fraction de seconde des moments de rigueur collective et des échappées buissonnières en duo, en trio, en quartet ou tous ensemble, Michel Edelin et ses partenaires ont rendu le meilleur hommage possible au groupe anglais. Ils en ont compris l’esprit.

John Greaves © Jacky Joannès

Avant un rappel mérité, le concert s’est terminé par un chorus dont Simon Goubert a le secret et que le batteur a nourri d’une puissance de feu, toute vanderienne. Ce qui me rappelle qu’en 1975, le leader de Magma, qui avait pourtant la dent dure vis-à-vis des musiciens, ne tarissait pas d’éloges sur Henry Cow. Il n’y pas de hasard, comme dirait l’autre. Pour finir, je tiens à souligner qu’hier soir, il n’était pas nécessaire de connaître sur le bout des doigts la musique de ces Anglais délicieusement déjantés pour goûter au plaisir de cette évocation. Même si, ayant grandi dans les années 70 avec ses albums rendus célèbres par leurs pochettes aux chaussettes tricotées, je suis sorti de la salle avec un bonheur augmenté par la mise au jour bienvenue d’une foule de souvenirs. Je ne les remercierai jamais assez.