Scènes

Chroniques stambouliotes 1 : Le Nardis Jazz Club

Cosy, tamisé et climatisé, le Nardis possède deux étages et une petite scène. L’ambiance y est plutôt chic et les boissons chères, par rapport aux alentours. C’est le plus vieux club de jazz d’Istanbul.


À partir de Taksim Square, centre moderne d’Istanbul, İstiklal Caddesi, la longue avenue commerçante et piétonne, descend jusqu’au quartier du Tünel, sorte de téléphérique souterrain (construit par les Français) qui permet de gravir l’une des sept collines de la ville sans s’essouffler. Le Nardis Jazz Club est là, au creux des petites rues pavées du pied de la Tour Galata, ancien poste d’observation construit par les Génois au XIVè siècle. C’est la rive européenne d’Istanbul : il y a des cafés partout, les magasins sont ouverts jusqu’à minuit, et non loin de là on peut trouver tous les instruments possibles et imaginables. Une impressionnante enfilade de boutiques vend cymbales, guitares et trompettes, mais aussi duduks, sazi, darboukas et autres santours.

Önder Focan © Alix de Cazotte

Cosy, tamisé et climatisé, le Nardis possède deux étages et une petite scène. L’ambiance y est plutôt chic et les boissons chères, par rapport aux alentours. C’est le plus vieux club de jazz d’Istanbul. « On fêtera ses dix ans l’an prochain », racontent sa fondatrice, Zuhal Focan, et son mari, le guitariste Önder Focan. Le second est officiellement directeur artistique, et la première propriétaire et gérante ; officieusement, les rôles sont loin d’être aussi distincts. « Les amis musiciens venaient jouer à la maison avec mon mari, mais il n’y avait pas assez de place pour les auditeurs ! Alors j’ai ouvert un club », s’amuse Zuhal. Comment expliquer une telle longévité ? Pour le couple, il s’agit d’être réaliste — « Zuhal rêve et moi, je paie les taxes ! », s’exclame Önder en riant — et de savoir pour qui l’on joue. Présent sur la scène stambouliote depuis plus de 25 ans, il explique qu’il « connaît les jeunes » - parce qu’il a enseigné - « et les musiciens de « [sa] » génération, qu’il était donc facile de les contacter pour les inviter à jouer. De plus, [il] "invite surtout les musiciens locaux : 95% de [la] programmation est turque » (elle privilégie la nouvelle génération et se veut représentative de tous les jazz). « Bien sûr, je n’aime pas tout ce que je programme ! Ce n’est pas un critère », affirme Önder. « World jazz, ethnic jazz, bebop, avant-garde, swing, funk, latin jazz… Il y a de tout. »
L’endroit est pourtant perçu comme le temple du « vrai jazz », comme nous le confie un habitué zélé. Effectivement, le free ou les expérimentations, quelles qu’en soient les tendances, sont rares ; les standards, le chant et le swing sont privilégiés. Le 21 juillet 2011, le quintet du chanteur Serkan Çakıt effectue ainsi une traversée des classiques, de « Night In Tunisia » à « She’s Funny That Way » en passant par « Nature Boy » ou « What A Difference A Day Made ». Ses musiciens sont coutumiers de la scène du Nardis : Barış Arslan est à la guitare, tandis que le pianiste Kürşad Deniz, les batteur et contrebassiste Berke Özgümüş et Volkan Topakoğlu forment un trio qui s’y produit régulièrement. Certains sont uniquement musiciens, d’autres exercent aussi un autre métier, mais tous sont heureux de se retrouver lors des jam sessions qui voient défiler les artistes, comme celle qui clôture la saison, le 23 juillet. Les classiques, encore, et une ribambelle de chanteurs et de musiciens locaux, aux talents inégaux mais à l’enthousiasme intact. « Le swing, j’essaie de ne jamais perdre le swing. » La profession de foi d’Önder Focan trouve cependant un écho mesuré dans une salle où tout le monde est assis et où il est clairement indiqué qu’il faut rester silencieux pendant les concerts. Mais les têtes dodelinent et les lèvres bougent, heureuses de reconnaître quelque air connu.

Zuhal Focan est également propriétaire de l’unique magazine de jazz turc depuis 16 ans, Jazz, sur lequel son mari jure n’avoir aucun impact. « - Sûr ? - Aucun ! », se défend-il, les mains nerveusement occupées par des papiers qui traînent sur la table. « Je dois seulement supporter son anxiété à chaque nouvelle parution », ajoute-t-il avec malice. Béret vissé sur la tête, lunettes rondes et bière blonde, Önder Focan parle avec passion sous le regard approbateur de sa femme, dont on devine, bien qu’elle reste relativement silencieuse, qu’elle a les choses bien en main. C’est drôle, à les voir, on aurait plutôt tendance à penser que c’est lui le rêveur et elle la réaliste. Mais la fierté est partagée à l’annonce de la liste de grands noms qui sont passés par ici, tel Wynton Marsalis. Leur plus grande réussite ? « Avoir maintenu le lieu en vie pendant dix ans. » Et pour cause, quand on connaît les difficultés auxquelles ils doivent faire face. Les taxes sont faramineuses : l’administration d’Etat ne considère pas l’endroit comme un club culturel mais comme un endroit dont la principale fonction est de vendre de l’alcool, a fortiori dans un quartier touristique. La clef du succès ? En plus d’une programmation de qualité, « peut-être ma “girl touch”, qui sait ? », suggère Zuhal avec malice. « Ici, les toilettes sont propres et la clientèle courtoise. Mine de rien, ça fait toute la différence. »

Le magazine, trimestriel, couvre les festivals locaux : Istanbul Jazz Festival en juillet, Akbank Jazz Festival en octobre et quelques autres dans le sud du pays ; plus les concerts, les sorties de disques et les derniers imports. « Nous avons des correspondants étrangers, dont un en France : Uğur Hüküm. Je ne lui impose aucune consigne d’écriture, s’il me donne 8 pages, je publie 8 pages. » Dans le numéro d’été, sur lequel le regard de Miles époque Tutu tance le lecteur, ce sont six pages à fond jaune qui évoquent la plupart des festivals français, Marciac, Vienne, Calvi, mais aussi des concerts ou des sorties de disques, comme les Histoires d’ONJ. Le Citizen Jazz Tour a même droit à un paragraphe, ainsi que des spectacles qui ont été chroniqués dans ces colonnes, telle La Chute de la Maison Usher à la Maison de la Poésie (Paris). « La scène jazzistique est très riche en France », glisse Önder avec un sourire. Là aussi, diversité et représentativité se veulent les maîtres mots de la ligne éditoriale. 10 000 exemplaires, 4 000 abonnés : pour un journal aussi spécialisé, c’est un beau succès. « Vous savez », explique Zuhal, « les journaux généralistes ont peu à peu supprimé leurs pages culture. Quand ils en parlent, ils ne parlent plus que de musique commerciale. Alors, en ce qui concerne le jazz, nous prenons en quelque sorte la relève. »

Au Nardis, la relève, c’est tous les jours de la semaine, sauf le dimanche. Chantée (Sibel Köse, en concert du 1er au 3 septembre 2011), soufflée (Oğuz Büyükberber, clarinette basse, le 6), frappée (Burak Bedikyan, piano, le 7), elle revêt mille visages. On en retrouve quelques-uns dans une compilation éditée par le club lui-même, Live At Nardis Jazz Club (2010). Que ce soit dans les compositions ou à travers la relecture des standards, une brise orientale se glisse souvent entre les notes. Chez Önder Focan, qui se définit lui-même comme un guitariste « mainstream moderne », entre bebop et musique turque, c’est dans la vélocité qu’elle se niche. « Dans beaucoup de mes projets, je ré-harmonise des chansons turques façon jazz. » Ainsi déploie-t-il son jeu au sein du groupe Yansımalar (qui signifie « réflexions »), co-fondé par Aziz Şenol Filiz, grand joueur de ney (flûte turco-persane en roseau) qui transforme des morceaux traditionnels en world improvisée.
Même les étrangers s’approprient la musique turque : le 2 juillet, le Spiral Quartet de Philippe Poussard, saxophoniste habitué à naviguer entre Paris et Istanbul, transforme sur scène des morceaux turcs en jazz inspiré et mélodique pour la sortie de son deuxième album. Quelles différences entre Yansımalar et le Spiral Quartet ? « L’idée est la même, mais nous sommes davantage du côté du swing qu’eux. Nous faisons comme si les chansons turques étaient des standards, nous improvisons sur les chansons tout entières. De plus, notre instrumentation, turque, est absente du Spiral Quartet », explique Önder Focan. Si nous n’avons pas eu la chance d’écouter Yansımalar, c’est en revanche avec le Spiral Quartet que nous avons commencé l’Istanbul Jazz Festival.

À suivre, la semaine prochaine, le Spiral Quartet et l’Istanbul Jazz Festival.